L'apostasie par maison-islam

Par Anas • 7 déc, 2008 • Catégorie: G- Nécessités de la foi

Question :

J’entends certaines personnes dire qu’il existerait un avis de certains ulémas selon lequel il n’y a pas de peine capitale sanctionnant l’apostasie. Est-ce vrai ? Auriez-vous connaissance d’un tel avis, et, si oui, pourriez-vous m’en dire plus ?

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Réponse :

Il faut aborder cette question sur deux plans : le plan moral et le plan pénal.

Premièrement) Sur le plan de la morale musulmane :

Sur le plan moral, il est évident – mais il faut quand même le rappeler afin d’éviter tout malentendu – qu’on ne peut pas dire que demeurer musulman et apostasier de l’islam sont deux actes semblables, et que apostasier est donc autorisé au regard de Dieu. Le Coran dit : “Celui qui aura renié Dieu après avoir apporté foi en Lui – excepté celui qui y aura été contraint mais dont le cœur sera resté serein par rapport à la foi – mais celui qui aura ouvert son cœur à l’incroyance, sur eux sera un courroux de la part de Dieu ; et ils auront un châtiment énorme [dans l'au-delà]“ (Coran 16/106). “Et celui d’entre vous qui apostasie de sa religion puis meurt en n’étant pas croyant, ceux-là leurs actions seront annulées dans ce monde et dans l’autre…” (Coran 2/217). Cliquez ici, ici , ici et ici pour découvrir comment l’islam perçoit les autres religions.

Reste maintenant la question de savoir si l’apostasie est passible d’une sanction terrestre ou pas. C’est ce que nous allons voir ci-après…

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Deuxièmement) Sur le plan pénal en terre musulmane :

Il faut d’abord souligner quatre points

Premier point : On ne déclare pas quelqu’un “apostat” parce qu’on a le sentiment qu’il l’est ou parce que sa petite pensée est qu’il l’est ; d’une part il n’y a pas à aller fouiller la vie des gens ; d’autre part, si une personne dit autour d’elle qu’elle a quitté l’islam ou tient des propos qui montrent clairement qu’elle est d’une autre religion que l’islam, il faut, pour la déclarer apostate, que cela soit établi par une preuve juridiquement valable ; c’est bien pourquoi les Munâfiqûn (Hypocrites) les plus célèbres n’ont pas été classés “apostats” par le Prophète alors même qu’ils prononçaient des paroles de kufr après s’être convertis apparemment à l’islam : bien que leur caractère d’Hypocrites était connu, leurs paroles de kufr n’ont pas pu être établies sur la base d’une preuve juridiquement valable (cliquez ici pour en savoir plus). Et s’il s’agit d’un propos de kufr akbar par contradiction de la tashrî’ ma’lûm min ad-dîn bi-dh-dharûra, alors il faut, en sus de la preuve juridique, qu’il y ait eu iqâmat ul-hujja pour que la personne précise soit déclarée apostate (cliquez ici pour en savoir plus). Tout ceci explique pourquoi on dit qu’effectuer une déclaration de ridda (apostasie) à propos de quelqu’un relève des prérogatives d’un qâdhî ou d’un mufti, et non du commun des musulmans (Jarîmat ur-ridda, p. 49).

Second point : La question d’une sanction pour cas avéré d’apostasie ne se pose absolument pas en terre non-musulmane, mais uniquement à propos d’une terre d’Islam, une Dâr ul-islâm (comme c’est la règle pour toute sanction terrestre : cliquez ici et ici pour en savoir plus).

Troisième point : La question de l’application d’une éventuelle sanction – quelle qu’elle soit – pour cas reconnu d’apostasie relève de la compétence de l’autorité publique et non du commun des musulmans (cf. Al-Mughnî 12/112).

 

Quatrième point : Même après qu’une personne auparavant musulmane ait été reconnue kâfir et donc murtadd (et donc après qu’il y ait eu iqâmat ul-hujja si le propos prononcé le nécessitait avant la reconnaissance du cas d’apostasie), l’autorité a recours à la istitâba avant de se préoccuper d’une éventuelle sanction : il s’agit de tenter de convaincre la personne de revenir. D’après l’école hanafite, la istitâba n’est que recommandée (Al-Hidâya 1/580) ; d’après d’autres ulémas, elle est obligatoire (wâjib) (cf. Al-Mughnî 12/105-107). Par ailleurs, certains savant sont d’avis que la istitâba ne doit durer que trois jours avant l’application de la sanction ; certains autres disent qu’elle durera un mois (Fat’h ul-bârî 12/327) ; il est un avis d’après lequel la istitâba se fera tant qu’on garde espoir que la personne revienne à l’islam (”Yu’ajjalu mâ rujiyat tawbatuh” : un des avis relatés de ath-Thawrî, cité in As-Sârim, p. 321).

Al-Qardhâwî écrit ce qui peut être considéré comme un récapitulatif de ce qui précède : “Disposent de la prérogative de donner la fatwa de l’apostasie d’un homme (auparavant) musulman ceux qui sont profondément versés dans la science (de l’islam), parmi les gens de la spécialisation, qui savent distinguer entre le qat’î et le zannî, entre le muhkam et le mutashâbih, entre ce où une ta’wîl est acceptable et ce où elle ne l’est pas, et qui ne prononceront donc la takfîr que là où ils ne trouvent d’autre issue (…). Il est pas permis de laisser cela à ceux qui sont empressés, à ceux qui exagèrent ou à ceux qui n’ont que peu de connaissances ; ils diraient au sujet de Dieu ce dont ils n’ont pas connaissance” (Jarîmat ur-ridda, pp. 49-50). “De là nous disons : Donner au commun des individus le droit de rendre un avis d’apostasie sur une personne, puis de rendre à son sujet le jugement selon lequel il mérite la sanction – et restreindre celle-ci à la peine capitale –, puis d’appliquer ce (jugement) de façon implacable, cela porte (en lui) un grave danger pour la vie, les biens et la dignité des hommes. Car cela implique que l’homme commun – qui n’a ni la connaissance des muftis, ni la sagesse des juges, ni la responsabilité de l’exécutif – rassemblerait dans sa main trois pouvoirs : il donne la fatwa – ou en d’autres termes : il accuse –, il rend le jugement, et il applique la sentence ; il serait donc la jurisprudence, l’accusation, le tribunal et la police en même temps !” (Jarîmat ur-ridda, p. 52).

Les quatre points suscités une fois rappelés, on peut maintenant revenir à votre question concernant l’existence éventuelle, à propos de la sanction pour apostasie, d’un avis différent des avis les plus connus.

Pour rappel, ces derniers sont comme suit :

– selon l’avis des trois écoles malikite, shafi’ite et hanbalite, il y a une sanction qui est la peine capitale pour l’homme et la femme qui apostasient ;

– selon l’un des avis relatés de an-Nakh’î (”Yustatâbu abadan” : Al-Mughnî 12/107) et l’un des avis relatés de ath-Thawrî (”Hâdha-lladhî na’khudhu bih” : Musannaf Abd ir-Razzâq), il y a une sanction qui est l’emprisonnement (Jarîmat ur-ridda p. 42 ; Ibn Hazm a simplement mentionné l’existence d’un tel avis sans en nommer les auteurs : Al-Muhallâ 12/109, 116) ;

– selon l’avis de l’école hanafite, il y a une sanction qui est la peine capitale pour l’homme qui apostasie et l’emprisonnement pour la femme qui apostasie.

Or il y a par ailleurs l’avis d’un contemporain, Muhammad Salîm al-’Awwâ, qui pourrait répondre à votre question.

Al-’Awwâ écrit qu’il y a certes le hadîth du Prophète (sur lui soit la paix) qui dit “Celui qui change de religion, tuez-le” (al-Bukhârî 6524, at-Tirmidhî 1458, an-Nassâ’ï 4059) ; d’après l’avis le plus connu (car d’autres avis existent : cf. Ash-Shar’h ul-kabîr 12/838-840), dans ce hadîth, le terme “religion” désigne “la religion musulmane” : le propos concerne non pas celui qui, en terre musulmane, auparavant par exemple juif, devient chrétien – ou vice-versa –, mais celui qui, auparavant musulman, adopte une autre religion que l’islam.

Il y a certes, dit al-’Awwâ, cette parole. Mais il y a aussi le fait que, durant son califat, Omar ibn ul-Khattâb (que Dieu l’agrée) a dit à propos de six apostats dont il a appris qu’ils avaient été exécutés que s’il avait été présent il n’aurait pas laissé qu’on les mette à mort ; il leur aurait proposé de revenir en islam ; s’ils avaient refusé, il les aurait emprisonnés (“kuntu ‘âridhan ‘alayhim ul-bâb alladhî kharajû minhu, an yad’khulû fîh ; fa in fa’alû dhalika qabiltu minhum ; wa illâ, istawda’tuhum us-sijn”) (Musannaf Abd ir-Razzâq, Al-Muhallâ 12/112-113). Il y a aussi le fait que Omar ibn Abd il-’Azîz, calife du début du second siècle de l’hégire, ayant reçu de la part de Maymûn ibn Mihrân un écrit l’informant d’un cas d’apostasie de tout un groupe de personnes récemment converties à l’islam, lui répondit ceci : “Replace sur eux la jizya et laisse-les (”Rudda ‘alayhim ul-jizya wa da’hum”)” (Musannaf Abd ir-Razzâq). Ce propos peut être interprété de deux façons différentes : soit Omar ibn ‘Abd il-Azîz a considéré le hadîth “Celui qui change de religion, tuez-le” comme ne communiquant pas une règle générale (nous allons y revenir) ; soit il a considéré que ce hadîth est bien de portée générale, mais la situation était redevenue telle en terre d’Islam que cette peine n’était de nouveau plus applicable (comme il l’a dit à son fils à propos de l’application de l’ensemble des règles : cliquez ici, ici et ici).

Ceci montre, écrit en substance al-’Awwâ, que ces deux califes (par rapport à Omar ibn ‘Abd il-’Azîz c’est selon une des deux interprétations de sa parole) n’ont pas considéré le hadîth suscité du Prophète comme étant une règle d’ordre général, applicable de façon générale.

Deux objections :

A cela quelqu’un pourrait objecter qu’il y a un hadîth qui évoque de façon générale la peine capitale pour “at-târiku lidînihi-l-mufâriqu li-l-jamâ’a” (”celui qui délaisse sa religion et se sépare de la communauté“) (Muslim 1676, Abû Dâoûd 4352) (il y a aussi ces termes : “al-mâriqu min ad-dîn at-târiku li-l-jamâ’a”, rapportés par al-Bukhârî 6484, et qui signifient la même chose). Cependant, al-’Awwâ souligne que ces mots n’indiquent pas de façon univoque (sarîh) l’apostat, car, comme l’a écrit Ibn Taymiyya, ils peuvent désigner, ici précisément, “l’apostat qui combat” (“al-murtadd al-muhârib”) conformément à ce que le Hadîth traitant du même thème mais relaté par Aïcha (que Dieu l’agrée) emploie comme termes à ce niveau : “wa rajulun kharaja muhâriban lillâhi wa rassûlih” (“et un homme qui est sorti combattant Dieu et Son Messager”) (rapporté par Abû Dâoûd 4353) ; dans l’autre version, “tark ud-dîn” voudrait alors dire : “tarku mûjab id-dîn, wa huwa ‘adam ul-muhâraba” (comme Ibn Taymiyya l’a écrit in As-Sârim, p. 319).

Quelqu’un d’autre pourrait objecter également qu’il y a un autre hadîth où l’on voit le Prophète faire exécuter six hommes de la tribu Banû ‘Urayna : ils s’étaient convertis à l’islam à Médine mais ensuite, souffrants, avaient été envoyés à la demande du Prophète (sur lui soit la paix) passer quelque temps auprès d’un gardien de chameaux, pour profiter du climat désertique et des produits de ces animaux ; guéris, ils avaient tué le gardien et avaient apostasié. Cependant, al-’Awwâ écrit que, comme l’a souligné Ibn Taymiyya (As-Sârim, p. 325), ces hommes ont été exécutés non pas pour la seule apostasie mais parce que, après avoir apostasié, ils avaient tué le gardien de chameaux après l’avoir fait horriblement souffrir – ils lui avaient crevé les yeux et l’avaient laissé mourir de soif dans le désert.

Déduction de al-’Awwâ :

Le propos de Omar ibn ul-Khattâb et, d’après une des deux interprétations, celui de Omar ibn Abd-il-Azîz montrent qu’ils n’ont pas appréhendé le hadîth “Celui qui change de religion, tuez-le” comme une norme fixe et atemporelle, mais comme une parole prononcée de façon circonstancielle (on ne peut pas dire que si Omar ibn ul-Khattâb a prévu une peine d’emprisonnement c’est parce que ce hadîth ne lui est pas parvenu, puisqu’il est également rapporté de lui par ailleurs que, apprenant qu’on avait fait exécuter un apostat, il déclara qu’on aurait dû lui faire [au préalable] la istitâba pendant trois jours : Mu’attâ Mâlik, Musannaf Abd ir-Razzâq ; il avait donc bien connaissance de ce hadîth).

En fait il faut savoir que, dans l’ensemble de ce que le Prophète a dit et fait, il est des paroles et des actes de portée générale, mais il est d’autres paroles et actes qui sont liés à un contexte particulier, même si leur formulation ne met pas celui-ci en exergue. C’est ainsi que l’école hanafite interprète la parole du Prophète “Celui qui a fait “revivre” une terre “morte”, celle-ci lui appartient” d’après l’interprétation que l’école hanafite en a faite, il ne s’agit pas là d’une règle générale mais d’une décision prise de façon circonstancielle par le Prophète. (D’autres hadîths du même genre existent qui ont été interprétés de la sorte. Pour ce point précis, voir Jarîmat ur-ridda, al-Qardhâwî, note de bas de page sur pp. 41-42. Lire également notre article.)

Al-’Awwâ est donc d’avis que la sanction concernant l’apostasie est une ta’zîr et non une hadd.

Or, par rapport à une ta’zîr, il faut savoir, d’une part, que la nature de la sanction est laissée à l’appréciation de l’autorité (il peut s’agir d’une amende, d’un emprisonnement, ou d’autre chose : Majmû’ ul-fatâwâ 28/107-118 ; d’après l’école hanafite, il peut aussi s’agir de la peine capitale : Radd ul-muhtâr 6/107, également cité in Majmû’ ul-fatâwâ 35/406, 20/101) : c’est à l’autorité d’évaluer, dans le cas où une sanction est à appliquer, qu’est-ce qui correspond le plus à la fois à la gravité de la faute, à la personnalité de l’auteur, et aux réalités du contexte, etc. Et, toujours par rapport à une ta’zîr, il faut savoir, d’autre part, que d’après certains mujtahids, l’autorité peut ne pas appliquer du tout de sanction si l’autorité perçoit qu’il n’est pas de l’intérêt (maslaha) de l’Islam qu’une sanction soit appliquée dans ce cas précis (cf. Al-Mughnî 12/469-470). Ceci explique comment Omar ibn Abd-il-Azîz a pu, comme nous l’avons vu, écrire à Meymûn ibn Mihrân de n’appliquer absolument aucune sanction à un groupe d’apostats.

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Ici, j’attire votre attention sur deux points :

Le premier est que ceci ne constitue pas ma recherche mais celle de al-’Awwâ, que je n’ai fait que relater pour répondre à votre interrogation (qui est apparemment celle de nombre d’autres frères et sœurs) ; je souligne également que nulle part je n’ai dit approuver ou au contraire désapprouver cette recherche ; je me suis contenté de vous relater son avis et son argumentation.

Le second point à retenir ici est que si al-’Awwâ’ a ainsi proposé une nouvelle synthèse entre différents textes, c’est probablement parce qu’il semble partager l’opinion des ulémas disant que, lorsque à propos d’une question donnée, divergence il y a eu entre les pieux prédécesseurs mais que seulement deux avis ont été formulés, il y a la possibilité qu’un nouvel avis – un troisième – voie le jour (cf. Ussûl ul-fiqh il-islâmî, 1/492-494, Al-Ijtihâd ul-mu’âssir, pp. 37-39).

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L’épisode avec Dhu-l-Khuwayssira :

Cet événement, al-’Awwâ ne l’a mentionné que de façon très allusive, en note de bas de page, et, en tous cas, n’en a pas fait un argument. Ce sont nous qui le mentionnons ici…

Al-Bukhârî et Muslim ont rapporté le récit dit de Dhu-l-Khuwayssira, cet homme qui vint dire au Prophète (sur lui la paix) après que celui-ci ait partagé un bien entre des personnes : “Muhammad, crains Dieu” [al-Bukhârî 6995], “tu n’as pas fait preuve de justice” [al-Bukhârî 4390]. Le Prophète répondit : “Ne suis-je pas celui qui mérite le plus de craindre Dieu ?” [al-Bukhârî 4094] “Et qui ferait preuve de justice si je n’en fais pas ? Si je ne suis pas juste, tu es perdu [puisque tu me suis en croyant que je suis prophète]“ [al-Bukhârî 3414].

Ce récit s’est passé lorsque Alî a envoyé de l’or depuis le Yémen ; c’est cet or que le Prophète avait partagé (al-Bukhârî 3166, 4094, 6995, Muslim 1064) ; Alî a été envoyé au Yémen en l’an 9 (Fat’h ul-bârî 12/363) ou en l’an 10 (As-Sârim, p. 230).

Il y a un autre récit où on lit les mêmes paroles être dites à propos d’un autre partage effectué par le Prophète, celui ayant eu lieu après Hunayn (Muslim 1063, al-Bukhârî 2969, Ahmad 14276) (Hunayn a eu lieu en l’an 8). A Hunayn, soit il s’est agi d’un autre homme que Dhu-l-Khuwayssira, et c’est par erreur (wahm) qu’un rapporteur a donné à l’objecteur le même nom ; soit dans les deux cas il s’est agi du même homme, Dhu-l-Khuwayssira (Fat’h ul-bârî 12/364).

En tous cas, un tel événement a eu lieu deux fois : une en l’an 8, l’autre en l’an 9 ou 10.

Ce que Dhu-l-Khuwayssira dit là fut une parole de kufr (As-Sârim, p. 199, p. 228, p. 233, p. 528) ; ce faisant, il devint apostat, puisque auparavant il avait professé son adhésion à l’islam. Nous avons donc là un cas d’apostasie.

Or ces mêmes récits montrent que, face à la proposition d’un Compagnon de sanctionner l’homme, le Prophète refusa qu’une quelconque sanction soit appliquée, et dit : “Je cherche la protection de Dieu contre le fait que les gens disent que je fais tuer ceux qui sont dans ma compagnie” (Muslim 1063).

Pourquoi le Prophète a-t-il, d’une part, dit “Celui qui change de religion, tuez-le”, mais, d’autre part, refusé qu’on exécute un apostat et dit “Je cherche la protection de Dieu contre le fait que les gens disent que je tue ceux qui sont dans ma compagnie” ?

Différentes explications ont été avancées :

A) Si on considère qu’il y a bien une sanction fixe (hadd) à propos de l’apostasie, alors :

 

Selon Ibn Hazm : si aucune sanction n’a été appliquée à Dhu-l-Khuwayssira, c’est parce qu’au moment où son affaire se produisit, la hadd concernant l’apostasie n’avait pas encore été instituée. Ce ne fut que plus tard que Dieu ordonna au Prophète d’édicter la sanction concernant l’apostasie (Al-Muhallâ, 12/162-163, 434-435).

 

Selon Ibn Taymiyya : Il existe une sanction pour toute parole de manque de respect vis-à-vis du Prophète (sur lui soit la paix) (sabb un-nabî) ; cependant, comme cela relevait de son droit personnel (haqq ul-’abd), il avait la possibilité de ne pas appliquer de sanction et de pardonner : c’est ce qu’il fit après la conquête de la Mecque vis-à-vis de Fartanâ (As-Sârim p. 129) et aussi, d’après une version, de Sârah al-mawlâh (Zâd ul-ma’âd 3/411). Dans le cas de Dhu-l-Khuwayssira il y eut un cas de sabb doublé d’apostasie pour cause de sabb. Or [la hadd pour apostasie avait peut-être déjà alors déjà été instituée, mais] il y a apostasie et apostasie : le Prophète ne pouvait pas ne pas appliquer la sanction s’il y avait un cas d’”apostasie pure” (”ridda mujarrada“), c’est-à-dire qu’un musulman de la Dâr ul-islâm proclamait ouvertement qu’il a quitté l’islam et a embrassé telle autre religion, puisqu’il s’agit d’un pur haqqullâh ; par contre, en cas d’”apostasie due à un manque de respect à son encontre” (”ridda muqtarina bi sabb in-nabî“), c’est-à-dire au cas où un homme auparavant apparemment musulman prononçait une parole de kufr par parole d’irrespect à son encontre, la dimension “haqq ul-’abd” y dominait, au point qu’il pouvait décider de ne pas appliquer la hadd.

Et s’il décida de ne pas appliquer de sanction à Dhu-l-Khuwayssira, il exposa la mafsada que l’application d’une sanction aurait entraînée : les gens diraient que Muhammad fait tuer certains de ceux qui sont ses compagnons (As-Sârim, pp. 228-229, 292, p. 362, p. 366).

Ibn Taymiyya ajoute cependant que ce droit dont disposait le Prophète de ne pas appliquer la hadd pour “ridda muqtarina bi-s-sabb” est terminé avec sa mort (As-Sârim, p. 436, p. 443) ; Ibn Taymiyya semble vouloir dire que ce droit de choisir de ne pas sanctionner la “ridda muqtarina bi-s-sabb” par pur pardon ne revient pas à l’autorité musulmane après le décès du Prophète.

Par contre, même après la mort du Prophète, l’autorité a, toujours selon Ibn Taymiyya, la possibilité de n’appliquer aucune sanction si elle se trouve face à certaines maslaha précises. En effet, car il faut savoir qu’un événement voisin de celui de Dhu-l-Khuwayssira vit le jour avec Abdullâh ibn Ubayy : celui-ci dénigra le Prophète et les musulmans, et lorsque quelqu’un demanda de pouvoir lui appliquer une sanction, le Prophète dit une parole semblable : “Que les gens ne disent pas que Muhammad fait tuer ceux qui sont en sa compagnie” (al-Bukhârî). Par rapport à ce récit, dit Ibn Taymiyya, si le Prophète a refusé qu’une sanction soit appliquée à Ibn Ubayy, ce fut pour deux raisons :

[a] parce que le propos de Ibn Ubayy n’était pas prouvé au niveau voulu sur le plan juridique et qu’une sanction ne peut être appliquée que sur la base d’une preuve juridique (le propos de Ibn Ubayy ne fut relaté que par Zayd ibn Arqam ; si la relation de ce dernier fut ensuite confirmée par la révélation, l’application d’une sanction temporelle doit s’appuyer sur une preuve juridique et non sur la révélation divine) ;

[b] parce que le Prophète craignait, comme il l’a dit, que suite à l’application de la sanction, les gens disent que Muhammad fait tuer ceux qui sont avec lui ; de même, il craignait, comme il l’a dit aussi, que cela provoque, chez certains clans de Médine, une émotion de solidarité avec Abdullâh ibn Ubayy, et qu’ils se mettent à combattre les musulmans (As-Sârim pp. 355-357).

Dans le récit de Abdullâh ibn Ubayy, ces deux raisons [a] et [b] étaient réunies : le propos ne fut pas prouvé au niveau voulu juridiquement ([a]), et il y avait crainte qu’une sanction entraîne les effets suivants : “faire fuir des gens de l’islam, provoquer chez d’autres l’apostasie, et amener des gens à exprimer la guerre et la sédition” ([b]). Dans le récit de Dhu-l-Khuwayssira, cependant, la raison [a] n’était pas présente, puisque le propos fut prouvé au niveau juridique voulu ; ce fut uniquement la raison [b] qui entraîna la non-application d’une sanction par le Prophète (Ibn Taymiyya semble y avoir fait allusion in As-Sârim p. 179). Cette explication de Ibn Taymiyya a été écrite suite au récit de Abdullâh ibn Ubayy. Mais concernerait-elle également le récit de Dhu-l-Khuwayssira, où seule la raison [b] fut présente ? C’est-à-dire que même après le décès du Prophète, l’autorité peut-elle ne pas appliquer une hadd pour cause de ridda muqtarina bi-s-sabb si cette maslaha [b] est présente ? Il semble que oui, wallâhu a’lam, car Ibn Taymiyya a employé la conjonction “ou” (”aw“) (p. 358) : il écrit : “Les nôtres [= les hanbalites] ont dit : “Maintenant (aussi), si nous craignons chose semblable, nous nous retiendrons d’exécuter”. Le résumé est que la sanction n’a pas été appliquée sur l’un d’eux, [a] parce que (son propos) n’est pas apparu selon le (degré) de la preuve légale par laquelle les érudits et le commun le reconnaissent ; ou [b] parce qu’il n’était possible d’appliquer (cette sanction) qu’avec [comme effets] de faire fuir des gens de l’islam, de provoquer chez d’autres l’apostasie, et d’(amener) des gens à exprimer la guerre et la sédition, choses dont le fassâd est plus grand que le fassâd de délaisser l’exécution d’un Hypocrite. Ces deux raisons [a et b] demeurent jusqu’à aujourd’hui(As-Sârim, p. 358). Ibn Taymiyya poursuit : “Là où le Munâfiq dispose d’une puissance et que l’on craint, par l’application de la peine sur lui, un trouble (fitna) plus grand que (celui qu’il y a) dans le fait qu’il demeure (ainsi), nous agirons selon le verset : “Délaisse le tort qu’ils font” (…) Ceci montre que le fait de ne rien faire à celui qui a exprimé son Nifâq (s’est fait) sur la base du Coran à l’époque du Prophète (sur lui soit la paix). Car il n’y a pas d’abrogation après lui ; et nous n’avons pas prétendu que la règle a changé après lui pour cause de changement de maslaha sans [que ce conditionnement de la règle à cette maslaha] ait été fait sur la base d’une révélation descendue” (As-Sârim, pp. 359-360).

Ce propos montre que, d’après les hanbalites, même après le décès du Prophète, l’autorité musulmane a la possibilité de ne pas appliquer de sanction à un cas semblable à celui mentionné dans le récit de Abdullâh ibn Ubayy [et, d'après notre humble compréhension, également à un cas semblable à celui de Dhu-l-Khuwayssira, où le propos fut prouvé], s’il y a une mafsada conséquente à appliquer cette sanction.

Cet avis hanbalite de non-application de la sanction pour la raison [b] concerne donc le cas de Zandaqa simple (c’est-à-dire le cas où il est établi, par un propos de kufr clair établi sur la base d’une preuve juridique suffisante, que telle personne, jusqu’alors musulmane, était en fait Munâfiq) ; il concerne également le cas de Zandaqa par manque de respect à la mémoire du Prophète (après le décès du Prophète), de sorte qu’aujourd’hui encore, en cas de manque de respect à la mémoire du Prophète, s’il y a une mafsada plus grande à appliquer la sanction, celle-ci ne sera pas appliquée.

Cependant, deux questions demeurent ici :

– les trois éléments susmentionnés (“faire fuir des gens de l’islam, provoquer chez d’autres l’apostasie, et amener des gens à exprimer la guerre et la sédition”) doivent-ils être réunis pour constituer la raison [b], ou bien la présence de n’importe lequel des trois est-elle suffisante ? Je ne sais pas ;

– cette possibilité de non-application de la sanction pour cette raison [b] est-elle restreinte aux cas de Zandaqa (c’est-à-dire de propos de Kufr sans qu’il y ait l’adoption ouverte d’une autre religion que l’islam) (comme ce fut le cas dans les affaires Abdullâh ibn Ubayy et Dhu-l-Khuwayssira), ou bien est-elle également “extensible” à la “ridda mujarrada”, où la personne embrasse ouvertement une autre religion que l’islam (dans le cas où cela est susceptible d’engendrer les effets négatifs susmentionnés : faire fuir les gens de l’islam, etc.) ? Ou est-ce que, de façon plus large encore, cette possibilité concerne toute peine capitale ? ou toute sanction tout court ? Je ne sais pas…

B) Et si on considère l’avis de al-’Awwâ, selon qui il y a, face à l’apostasie, uniquement une ta’zîr, sanction laissée à l’appréciation de l’autorité, on peut avancer une autre explication (bien que al-’Awwâ ne l’ait pas formulée) :

La sanction avait peut-être déjà été instituée au moment de l’affaire Dhu-l-Khuwayssira, mais il s’agissait d’une sanction de type ta’zîr et non d’une hadd (sanction fixe) ; or la ta’zîr est, d’après certains ulémas (cf. supra) par définition telle qu’il est possible de ne pas l’appliquer si l’intérêt (maslaha) de l’islam est de ne pas le faire ; c’est bien ce que le Prophète a mis ici en exergue : “Je cherche la protection de Dieu contre le fait que les gens disent que je fais tuer ceux qui sont dans ma compagnie”.

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Même à retenir l’avis de al-’Awwâ, pourrait questionner quelqu’un, pourquoi le principe d’une possible sanction face à l’apostasie a-t-il été institué ?

Les ulémas de l’école hanafite ont, dès les premiers siècles de l’islam, fait une interprétation par particularisation de ce hadîth “Celui qui change de religion, tuez-le” : bien que ce propos soit dans sa littéralité (zâhir) inconditionnel (mutlaq) et / ou général (‘âmm), les hanafites l’ont compris comme étant à relativiser par une condition (”qayyadûhu“) et / ou par une particularisation (”khassassûh“). Ils ont ainsi dit que la femme apostate n’est pas concernée par ce hadîth “Celui qui change de religion, tuez-le”, car la femme n’est pas une combattante (et c’est pourquoi le Prophète a interdit de tuer une femme harbiyya – ennemie – ; l’exception concerne les femmes qui, en acte, ont pris part aux combats). Par contre, poursuivent-ils, l’homme apostat est un combattant en puissance. Et, disent-ils, cette sanction cherche à prévenir le risque de formation de personnes combattant les musulmans de l’intérieur (”yajib ul-qatlu bi-r-ridda li daf’i sharr il-hirâba, lâ jazâ’an ‘ala-l-kufr” : Al-Hidâya 1/581, note de bas de page n° 3).

Il ne faut pas oublier que la sanction pour apostasie a été instituée (nous allons y revenir) dans la dernière partie de la mission du Prophète (il a quitté ce monde au début de l’an 11 de l’hégire). Or, quel était alors le contexte ? En l’an 9 de l’hégire, Mussaylima était venu rencontrer le Prophète à Médine en compagnie de gens de sa tribu (Fat’h ul-bârî 8/109), et lui avait alors demandé de lui confier la direction des affaires des musulmans après son décès, et c’est suite à cela qu’il reconnaîtrait son caractère de Messager de Dieu ; il est évident qu’aucune suite ne pouvait être donnée à pareille demande (rapporté par al-Bukhârî) ; peu après, en l’an 10 de l’hégire – donc vers la fin de la vie du Prophète –, Mussaylima se proclama lui-même prophète (Fat’h ul-bârî 8/112). A la fin de cet an 10, il envoya même deux émissaires porter à Médine une lettre où il affirmait que Dieu l’avait associé à Muhammad dans le prophétat ; il y disait aussi au Prophète que la gestion de la moitié des terres d’Arabie lui revenait (Abû Dâoûd 2761, Zâd ul-ma’âd 3/611). Ce même Mussaylima n’hésita pas à mettre à mort des musulmans qui refusaient de le reconnaître comme prophète : deux Compagnons du Prophète tombèrent ainsi entre ses mains, et il les contraignit à reconnaître son caractère de prophète ; l’un le fit avec sa bouche, conformément à l’autorisation donnée par le Coran, et eut la vie sauve ; l’autre refusa et fut tué ; leur cas fut relaté au Prophète, et celui-ci était donc encore alors vivant (voir At-Talkhîs, cité dans Al-Fiqh ul-islâmî wa adillatuh, 1/113).

Ceci explique ce que nous avons relaté de savants hanafites des premiers siècles de l’Islam : “L’homme apostat est un combattant en puissance”. C’est ce que Tareq Oubrou, commentant cet avis hanafite, a exprimé ainsi : “Ce qui renforce la logique des fuqahâ de l’époque, à savoir que l’apostasie était fréquemment liée aux troubles et à la menace physique qui pesaient sur la communauté” (Loi d’Allah, loi des hommes, Albin Michel, p. 45). Al-Qardhâwî a écrit chose très voisine à propos d’un cas récent (cf. Jarîmat ur-ridda, pp. 46-48, pp. 36-37).

Certes, l’avis de al-’Awwâ est différent de celui des hanafites, mais ce qui nous intéresse ici était seulement de montrer que depuis les premiers siècles il est des savants qui ont compris le Hadîth comme étant conditionnel (muqayyad) ou comme s’appliquant à une catégorie précise seulement (makhsûs minh ul-ba’dh).

D’autre part il faut relever que, selon l’avis de Ibn Hazm (cité plus haut), lorsque eut lieu l’affaire Dhu-l-Khuwayssira (en l’an 8, 9 ou 10 de l’hégire), aucune sanction n’avait encore été instituée ; ce fut donc uniquement vers la fin de la mission du Prophète (après l’an 8, ou après l’an 9, ou après l’an 10) que le principe d’une sanction fut énoncé. Même si on ne retient pas cet avis de Ibn Hazm, on ne saurait ignorer qu’en l’an 6 de l’hégire, il semble bien que la sanction n’avait pas encore été instituée, puisque le Prophète accepta la condition des Mecquois selon laquelle le Mecquois musulman qui quitterait la Mecque pour partir auprès du Prophète à Médine serait retourné à la Mecque, alors que le Médinois qui apostasierait et quitterait Médine pour partir auprès des Mecquois ne serait pas retourné à Médine ; entendant cela, des Compagnons s’exclamèrent : “Messager de Dieu, nous écririons cela ?” Le Prophète expliqua ainsi son acceptation de la clause : “Oui. Celui qui nous aura quittés pour partir auprès d’eux, Dieu l’aura éloigné. Et celui qui aura cherché à nous rejoindre, Dieu créera pour lui une porte de sortie” (Muslim, n° 1784). Ainsi, en l’an 6 de l’hégire, le Prophète acceptait que des apostats de “ridda mujarrada” quittent tranquillement Médine. (Quelqu’un pourrait objecter à cela que l’on relate l’existence d’une sanction à un cas d’apostasie en l’an 3 de l’hégire. La réponse est que d’après ash-Shawkânî ce récit n’est pas authentique : cf. Nayl ul-awtâr 8/9.)

Dès lors, se pourrait-il que cette sanction relève non d’un cas d’institution définitive – où la règle, bien que n’ayant été instituée qu’après plusieurs années de mission du Prophète, est désormais toujours applicable en terre musulmane –, mais d’un cas de liaison de la règle avec l’étape (marhala) de la vie du Prophète où elle a été instituée (cliquez ici) ? Si c’est le cas, cela impliquerait que quand le pays musulman se trouve dans une étape (marhala) semblable à celle qui prévalait quand la règle fut instituée, alors seulement celle-ci est applicable ; et mais quand il n’est plus dans une étape semblable à celle qui prévalait au moment de l’institution de la règle, cette dernière redevient inapplicable (et ce nonobstant les causes de maslaha mentionnées plus haut et qui pourraient, même lorsque la situation est semblable à celle qui prévalait lors de son institution, conduire à sa non-application concrète).

Wallâhu A’lam (Dieu sait mieux).

Source : Maison-Islam