Connaitre l'Oriental

Connaitre l'Oriental

Le 13 juin 1910, Arthur James Balfour fit un discours à la Chambre des communes sur "les problèmes que nous avons à résoudre en Égypte". "Ils ne sont, dit-il, pas du tout de la même espèce que ceux qui touchent l'île de Wight ou l'arrondissement ouest du Yorkshire." 

Il parlait avec l'autorité d'un homme depuis longtemps membre du Parlement, ancien secrétaire privé du lord Salisbury, ancien secrétaire d'État pour l'Irlande, ancien secrétaire d'État pour l'Écosse, ancien Premier ministre, vétéran de bien des crises, de bien des réalisations et changements en politique étrangère.

Pendant sa participation aux affaires de l'Empire, la souveraine que servait Balfour avait été proclamée, en 1876, impératrice des Indes; il avait été particulièrement bien placé, dans des positions où il avait une grande influence, pour suivre les guerres contre les Zoulous et les Afghans, l'occupation anglaise de l'Égypte en 1882, la mort du général Gordon au Soudan, l'incident de Fachoda, la bataille d'Oumdurman, la guerre des Boers, la guerre russo-japonaise. De plus, sa remarquable supériorité sociale, l'étendue de ses connaissances et de son intelligence - il pouvait écrire aussi bien sur Bergson que sur Haendel, sur le théisme que sur le golf -, son éducation à Eton et au Trinity College de Cambridge, et son apparente maitrise des affaires impériales, tout cela donnait la plus grande autorité à sa déclaration aux Communes.

Mais il y avait autre chose dans le discours de Balfour, du moins dans la présentation si didactique et si morale qu'il trouvait nécessaire de lui donner. En effet, certains députés contestaient la nécessité de "l'Angleterre en Égypte", sujet d'un livre enthousiaste écrit par Alfred Milner en 1892; mais ici, il était question de l'occupation de l'Egypte autrefois profitable, qui était devenue source de difficultés depuis la montée du nationalisme égyptien : la présence persistante de l'Angleterre en Égypte n'était plus si facile à défendre. La tâche de Balfour était donc d'informer et d'expliquer. 

Rappelant le défi de J. M. Robertson, député de Tyneside, Balfour reprit à son compte la question posée par celui-ci : "De quel droit prenez-vous cet air de supériorité vis-à-vis de gens que vous choisissez d'appeler des Orientaux?" Le choix du terme "Oriental" était le choix canonique d'un mot employé par Chaucer et Mandeville, par Shakespeare, Dryden, Pope et Byron. Il désignait, l'Asie, ou l'Est, géographiquement, moralement, culturellement. Si l'on parlait en Europe d'une personnalité orientale, d'une atmosphère orientale, d'un conte oriental, du despotisme oriental ou d'un mode de production oriental, on était compris. Marx avait employé ce mot, et maintenant Balfour; son choix était facile à comprendre et n'appelait pas le moindre commentaire.

Je ne prends aucune attitude de supériorité. Mais je leur demande [à Robertson et à tous ceux] [...] qui ont la connaissance même la plus superficielle de l'histoire de bien vouloir regarder en face les problèmes qui se posent à un homme d'Etat anglais lorsqu'il est placé en situation de suprématie sur de grandes races comme celles de l'Egypte et de pays de l'Orient. Nous connaissons bien mieux la civilisation égyptienne que celle de tout autre pays, nous la connaissons de manière plus intime; nous en savons plus sur elle. Elle dépasse la mesquine portée de l'histoire de notre race, qui se perdait encore dans la préhistoire alors que la civilisation égyptienne avait déjà passée son âge d'or. Considérez tous les pays d'Orient. Ne parlez pas de supériorité ou d'infériorité.

Deux grands thèmes ressortent de ces remarques et de ce qui va suivre : le savoir et le pouvoir, thèmes baconiens. Lorsque Balfour justifie la nécessité de l'occupation de l'Égypte par les Anglais, la suprématie est associée dans son esprit à "notre" savoir sur l'Égypte, elle ne l'est pas principalement à la puissance militaire ou économique. Pour Balfour, savoir signifie prendre une vue d'ensemble sur une civilisation, de son origine à son âge d'or et à son déclin - et naturellement aussi avoir les moyens de le faire. Savoir veut dire s'élever au-dessus des contingences actuelles, sortir de soi pour atteindre ce qui est étranger et loingtain. L'objet de ce savoir est par nature exposé à l'épreuve de la vérification; c'est un "fait" qui, s'il se développe, s'il se modifie ou se transforme comme le font fréquemment les civilisations, est cependant ontologiquement stable. Connaitre ainsi un tel objet, c'est le dominer, c'est avoir autorité sur lui, et autorité ici signifie que "nous" "lui" refusons l'autonomie (au pays oriental), puisque nous le connaissons et qu'il existe, en un sens, tel que nous le connaissons.

Pour Balfour, le savoir qu'a l'Angleterre de l'Égypte est l'Égypte, le fardeau de ce savoir fait apparaître comme mesquines des questions telles que celles d'infériorité et de supériorité. Balfour ne met jamais en doute la supériorité anglaise ni l'infériorité égyptienne, ce sont pour lui des faits acquis lorsqu'il décrit les conséquences du savoir.

En tout premier lieu, examinons les faits en cause. Les nations occidentales, dès qu'elles émergent dans l'histoire, font preuve des débuts de ces capacités de self-government [...] parce qu'elles ont des mérites propres [...]. Vous pouvez parcourir toute l'histoire des Orientaux, dans les régions qu'on appelle au sens large l'Est, et vous ne trouverez pas de trace de self-government. Tous leurs grands siècles - et ils ont été grands - se sont produits sous le despotisme d'un gouvernement absolu. Toutes leurs grandes contributions à la civilisation - et elles ont été grandes - se sont faites sous cette forme de gouvernement. Les conquérants ont succédé aux conquérants, les dominations ont suivi les dominations, mais vous n'avez jamais vu, dans toutes les révolutions du sort et de la fortune, l'une de ces nations établir son propre mouvement ce que nous appelons d'un point de vue occidental, "self-government". C'est un fait. Ce n'est pas une question de supériorité ou d'infériorité. Je suppose qu'un vrai sage oriental dirait que la tâche de gouverner, que nous avons prise sur nous en Égypte et ailleurs, n'est pas une tâche digne d'un philosophe - qu'il s'agit de basses besognes, de besognes inférieures, de faire ce qu'il y a à faire.

Puisque ces faits sont des faits, Balfour doit alors passer au point suivant de son argumentation :

Est-ce bien pour ces grandes nations - j'admets leur grandeur - que ce gouvernement absolu soit exercé par nous? Je pense que c'est un bien. Je pense aussi que l'expérience montre qu'ils ont ainsi, de loin, un gouvernement meilleur que tous ceux qu'ils ont eus au cours de l'histoire du monde, et qui n'est pas seulement un avantage pour eux, mais, sans aucun doute, un avantage pour toute la civilisation occidentale [...] Nous ne sommes pas en Égypte simplement dans l'intérêt des Égyptiens, bien que nous y soyons dans leur intérêt; nous sommes aussi dans l'intérêt de l'Europe dans son ensemble.

Balfour ne présente aucun témoignage montrant que les Égyptiens et les "races auxquelles nous avons à faire" apprécient ou même comprennent le bien que leur fait l'occupation coloniale. Il ne lui vient pourtant pas à l'esprit de laisser l'Égyptien parler pour lui-même, puisqu'il est à prévoir que tout Égyptien susceptible de parler sera plutôt "l'agitateur qui cherche à créer des difficultés" que le bon indigène qui ferme les yeux sur les "difficultés" de la domination étrangère. Et ainsi, après avoir réglé les problèmes éthiques, Balfour se tourne enfin vers les problèmes pratiques. 

"Si c'est notre affaire de les gouverner, qu'ils nous montrent ou non de la gratitude, qu'ils se rappellent vraiment et authentiquement ou non toutes les privations dont nous avons soulagé la population [Balfour ne compte pas du tout comme l'une de ces privations la privation, ou du moins l'ajournement indéterminé, de l'indépendance égyptienne] et sans qu'ils imaginent vivement tous les avantages que nous leur avons donnés; si c'est notre devoir, comment l'accomplir?" 

L'Angleterre exporte "ce qu'elle a de mieux dans ces pays". Ces administrateurs désintéressés font leur travail "parmi des dizaines de milliers de personnes appartenant à une autre religion, à une autre race, à une autre discipline, à des conditions de vie différentes". La tâche de gouverner est possible, pour eux, parce qu'ils se sentent soutenus dans leur pays par un gouvernement qui approuve ce qu'ils font. Cependant,

aussitôt que les populations indigènes ont le sentiment instinctif que ceux à qui ils ont affaire n'ont pas derrière eux la puissance, l'autorité, la sympathie, l'appui plein et entier du pays qui les a envoyés, ces populations perdent tout ce sens de l'ordre qui est le véritable fondement de leur civilisation, tout comme nos administrateurs perdent tout ce sens du pouvoir et de l'autorité qui est le véritable fondement de tout ce qu'ils peuvent faire pour le bien de ceux au milieu desquels ils ont été envoyés.

La logique de Balfour est intéressante ici, surtout parce qu'elle est parfaitement cohérente avec les prémisses de son discours. L'Angleterre connait l'Égypte, l'Égypte est ce que connait l'Angleterre; l'Angleterre sait que l'Égypte ne peut avoir de self-government; l'Angleterre le confirme en occupant l'Égypte; pour les Égyptiens, l'Égypte est ce que l'Angleterre a occupé et gouverne maintenant; l'occupation étrangère devient donc "le fondement réel" de la civilisation égyptienne contemporaine; l'Égypte a besoin, exige en fait, l'occupation anglaise. Mais si la toute particulière intimité qui existe entre le gouvernement et l'Égypte gouvernée est troublée par les doutes du Parlement, alors 

"l'autorité de ce qui [...] est la race dominante - et qui, je crois, devrait rester la race dominante - a été sapée". 

Ce n'est pas seulement le prestige anglais qui en souffre; 

"il est vain pour une poignée de fonctionnaires britanniques - aussi brillants que vous voulez, possédant toutes les qualités de caractères, le génie que vous pouvez imaginer - il leur est impossible de mener à bien en Égypte la grande tâche qui leur a été imposée, non seulement par nous, mais par le monde civilisé".

Si on le considère comme un exercice de rhétorique, le discours de Balfour est intéressant par la manière dont il joue le rôle de différents personnages et les représente. Il y a évidemment "l'Anglais", pour lequel il emploie le pronom "nous" en y mettant tout son poids d'homme d'élite et de pouvoir, qui estime qu'il est un représentant de ce que l'histoire de son pays a produit de mieux. Balfour peut aussi parler au nom du monde civilisé, de l'Occident, et du corps relativement peu nombreux de fonctionnaires coloniaux en Égypte. S'il ne parle pas directement pour les Orientaux, c'est parce que après tout ils parlent une autre langue; il sait pourtant ce qu'ils ressentent parce qu'il connait leur histoire, la confiance qu'ils ont en des hommes tels que lui, et ce qu'ils espèrent. Cependant, il parle pour eux : parce que ce qu'ils diraient, si on leur demandait leur avis et qu'ils soient capables de le donner, n'apporterait qu'une confirmation bien superflue à ce qui est d'ores et déjà évident : ils sont une race sujette, dominée par une race qui les connait, et qui sait ce qui est bon pour eux mieux qu'ils ne pourraient eux-mêmes le savoir. Leurs grandes époques appartiennent au passé; ils n'ont d'utilité dans le monde actuel que parce que les Empires puissants et modernes les ont effectivement sortis de leur misérable déclin pour en faire les habitants réadaptés de colonies productives.

L'Égypte, en particulier fournit un excellent argument, et Balfour se rend très bien compte que, comme membre du Parlement, il a le droit de parler de l'Égypte d'aujourd'hui au nom de l'Angleterre, de l'Occident, de la civilisation occidentale. En effet, l'Égypte n'est pas une colonie comme les autres : elle est une justification de l'impérialisme occidental; elle était, jusqu'à son annexion par l'Angleterre, un exemple presque classique d'arrièration orientale; elle va faire le triomphe du savoir et du pouvoir britanniques.

Edward W. Said, l'Orientalisme: l'Orient crée par l'Occident, aux éditions du SEUIL, p.45-50

Appendix sur la déclaration Balfour

Par Islamophile

La Déclaration Balfour

jeudi 22 février 2007

En 1878, à l’époque de la concurrence des grandes puissances coloniales pour le partage de l’Afrique, la France demanda à ce que la Grande-Bretagne donne son accord explicite pour que la Tunisie soit du lot de la France. Le Lord Salisbury, Ministre britannique des Affaires étrangères, aurait alors répondu : "Nous ne pouvons octroyer ce qui ne nous appartient pas".

Original de la Déclaration Balfour (2 novembre 1917)

Dès l’accord Sykes-Picot de 1916 qui établit le partage des territoires arabo-musulmans entre la France et la Grande-Bretagne, cette dernière voulut s’attirer les grâces de l’Organisation Sioniste Mondiale présidée par Haïm Weizmann en lui promettant la création d’un foyer national juif en Palestine.

Le 2 novembre 1917, le Ministre britannique des Affaires étrangères, le Comte Arthur James Balfour envoie au Lord Rothschild, un leader du mouvement sioniste, une lettre dans laquelle il lui octroie ce qui ne lui appartient pas.

Cette lettre, qui sera plus tard connue sous le nom de Déclaration Balfour, est généralement considérée comme la première initiative officielle entreprise par l’Occident pour créer une entité juive sur la terre de Palestine.

Le compte Arthur James Balfour

Voici le texte de cette lettre :

[([/Foreign Office

Le 2 novembre 1917/]

Cher Lord Rothschild,

J’ai le plaisir de vous adresser, au nom du gouvernement de Sa Majesté, la déclaration ci-dessous de sympathie à l’adresse des aspirations sionistes, déclaration soumise au cabinet et approuvée par lui.

Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif, et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte ni aux droits civils et religieux des collectivités non juives existant en Palestine, ni aux droits et au statut politique dont les juifs jouissent dans tout autre pays.

Je vous serais reconnaissant de bien vouloir porter cette déclaration à la connaissance de la Fédération sioniste.

Arthur James Balfour)]

La Déclaration Balfour a donc été officialisée presque un an jour pour jour avant la fin de la Première Guerre mondiale, avant même que l’Empire britannique n’occupe la Palestine, alors partie intégrante de l’Empire ottoman. Les documents historiques montrent que l’objectif de la création d’un foyer juif en Palestine était de former une barrière géographique entre les Arabes d’Asie et les Arabes d’Afrique, et ce, dans le but d’affaiblir le front anti-colonialiste. Diviser pour mieux régner était en effet une stratégie dans laquelle excellait la diplomatie de Sa Majesté. D’autre part, en créant une entité judéo-occidentale en Palestine, c’était l’assurance d’avoir un poste avancé efficace pour contrôler les intérêts stratégiques de l’Empire britannique et garder la mainmise sur le canal de Suez.

P.-S.

Sources : Aljazeera.net, Nahrelbared.org et Palestine.ma.