Israël et les deux superpuissances

Israël et les deux super puissances

SOURCE : http://www.monde-diplomatique.fr/1969/01/KAPELIOUK/17437

Les projets israéliens de règlement tournent autour de la présence d’un million d’Arabes dans les territoires occupés.

Par Amnon Kapeliouk

Plusieurs plans de règlement de la crise israélo-arabe, en particulier au sujet de l’avenir des territoires occupés, ont été exposés au cours des réunions du gouvernement israélien ces derniers mois, mais les conceptions de M. Levi Eshkol l’ayant emporté, aucune décision n’a été prise. On sait que le président du conseil israélien considère en effet que l’adoption immédiate d’un programme déterminé serait un acte politique qui réduirait la marge de manoeuvre de son pays.

Un an et demi après la guerre de juin 1967, Israël n’a donc pas de programme détaillé pour le règlement de la crise. Certains au gouvernement approuvant cet état de choses, estimant que tant que les chances d’un règlement du conflit israélo-arabe restent minimes, en raison du refus arabe d’engager des pourparlers directs, il n’est pas nécessaire d’établir un programme bien défini qui risquerait de faire éclater la coalition d’unité nationale. D’autres, par contre, croient que l’adoption d’un projet répondant à toutes les questions pourrait améliorer les chances d’un dénouement de la crise.

Mais à défaut de programme concret, l’Etat d’Israël a des conceptions bien définies sur le contenu de la paix qu’il désire et sur les moyens d’y arriver : aucun retrait des lignes du cessez-le-feu sans un traité de paix dûment signé ; seules des négociations directes avec les représentants des pays arabes permettront d’arriver à la paix ; Israël rejette toute médiation et tout règlement imposés par les deux Super-Grands ou par les quatre grandes puissances ; les frontières sûres et reconnues établies à la suite de négociations directes ne seront pas celles du 4 juin 1967 ni celles du cessez-le-feu.

La résolution du 22 novembre 1967

Il est évident que l’attitude d’Israël envers la résolution du Conseil de sécurité du 22 novembre 1967, qui constitue le seul document international pouvant servir de base au règlement du conflit, diffère complètement de celle des pays arabes. Les Arabes la considèrent comme une directive devant être exécutée et ne nécessitant pas de pourparlers directs entre les deux parties, tandis qu’Israël voit en elle une base de négociation. A la suite des conseils reçus de ses amis d’Occident et surtout pour permettre à M. Gunnar Jarring, l’envoyé spécial de M. Thant au Moyen-Orient, de poursuivre sa mission, la diplomatie israélienne a fait toutefois quelques concessions à ce sujet. Israël a d’abord annoncé qu’il acceptait la résolution du Conseil de sécurité, et ceci à deux reprises : par la bouche de son représentant permanent à l’O.N.U., M. Joseph Tekoa, le 1er mai 1968, et par celle de son ministre des affaires étrangères, M. Abba Eban, lorsqu’il a exposé son programme en neuf points le 8 octobre 1968 devant l’Assemblée générale de l’ONU. Mais on soulignait en même temps que cette acceptation était destinée à faciliter un accord pour l’établissement d’un traité de paix durable. Israël pense toujours, comme le déclarait récemment encore M. Guideon Raphaël, directeur général du ministère des affaires étrangères, qu’ « il faut voir dans la résolution du Conseil de sécurité un ensemble d’intentions et de principes destinés à guider les deux protagonistes en quête d’un accord » (1).

A vrai dire, il existe encore des divergences au sein du gouvernement israélien au sujet de cette résolution. Certains de ses membres, tels les deux ministres du Gahal (droite nationaliste), exigent qu’elle soit repoussée puisque, à leur avis, elle prévoit le retrait des forces israéliennes des territoires occupés. Le ministre de la défense, le général Moshe Doyan, s’est opposé, lui aussi, à l’acceptation de la résolution, car selon l’interprétation qu’il en donne (proche de celle des Arabes et des Soviétiques) l’accepter équivaudrait à l’évacuation.

Au cours d’une réunion du groupe parlementaire du parti du travail, il déclara notamment : « Nous ne pouvons accepter la résolution du Conseil de sécurité comme base pour n’importe quelle solution, parce qu’elle signifie l’évacuation et le retour aux frontières du 4 juin 1967 et même l’abandon de la partie orientale de Jérusalem. »  (2).

Un nouveau geste

Le gouvernement de Jérusalem a fait ensuite un autre geste lorsque M. Eban a souligné, dans son discours du 8 octobre 1968, qu’Israël était prêt à échanger des idées sur certaines questions de fond, par l’intermédiaire de l’ambassadeur Jarring, avec tout gouvernement arabe qui serait prêt à conclure une paix avec lui. Les observateurs à Jérusalem ont expliqué ce paragraphe du discours comme le signe qu’Israël consentirait à mener des pourparlers indirects pendant une certaine période, sous l’égide de M. Jarring. Cette déclaration a été mal accueillie, elle aussi, par les « durs » du gouvernement.

Toujours dans le même discours à l’Assemblée générale de l’ONU, M. Eban a encore déclaré que la substitution des lignes du cessez-le-feu par des frontières fixes, sûres et reconnues entre Israël et les pays arabes, s’accompagnerait d’une nouvelle disposition des forces armées sur ces frontières. Cette mise au point, d’ailleurs assez timide, avait été ratifiée auparavant par le gouvernement de M. Eshkol, non sans contestation de la part des « faucons ». Une suggestion visant à employer le mot « retrait » et non pas les termes vagues de « nouvelle disposition des forces armées », proposée au cours de l’une des réunions du gouvernement par le général Itzhak Rabin, ambassadeur d’Israël à Washington et chef d’état-major pendant la « guerre des six jours », a été repoussée. M. Bégin, chef du Gahal, avait menacé de quitter le gouvernement en cas de ratification d’une décision sur un retrait éventuel des « territoires libérés », et le président du conseil n’a pas voulu faire éclater la coalition pour une question de vocabulaire : la proposition du général Rabin n’a donc pas été approuvée.

Des « colombes » jusqu’aux « faucons », en passant par ceux que les Israéliens appellent des « faucombes », parce qu’ils errent d’un camp à l’autre, le gouvernement israélien comprend des représentants de toutes les tendances politiques principales (sur un total de cent vingt députés à la Knesseth, cent huit appartiennent aux partis de la coalition). Parmi les « durs » se distinguent surtout les ministres du Gahal et quelques ministres du parti du travail, tels les généraux Dayan, Allon et Carmel. Chez les modérés, on trouve aussi des ministres travaillistes, MM. Eban et Pinhos Sapir en tête, deux ministres du Mapam (socialiste de gauche), MM. Barzilaï et Bentov, des ministres religieux, surtout M. H. Shapiro, et le représentant du parti libéral-indépendant. M. Levi Eshkol entretient l’équilibre entre les deux camps, penchant parfois vers les « faucons ». Il y a donc, dans le gouvernement, de profondes divergences qu’il est impossible de cacher, comme l’a dit le ministre des affaires étrangères lui-même : « Dans le gouvernement siègent des membres qui ont des opinions tout à fait opposées sur des questions essentielles telles que l’importance de la paix face à une domination sans paix ; dans quelle mesure faut-il déployer des activités pour la paix ; la reconnaissance du fait que, même après la victoire, nous sommes une minorité dans le continent arabe ; le comportement moral et humanitaire à l’égard du peuple voisin. »  (3).

Quatre « plans »

Malgré la décision de « ne pas découvrir les cartes avant les pourparlers directs », on connaît l’existence de quatre projets différents proposés, d’une façon ou d’une autre, pendant les débats tenus par le gouvernement au cours des derniers mois. Toutefois, il faut souligner que les auteurs de ces différents projets sont tous entièrement d’accord, non seulement en ce qui concerne les grandes lignes de la politique israélienne dons le conflit actuel (pas de retrait sans un accord de paix dûment signé après des négociations directes, etc.), mais aussi sur l’avenir de certains territoires occupés, dont l’annexion est exigée à la fois par les « faucons et les « colombes » : la partie arabe de Jérusalem et ses alentours, la bande de Gaza, les hauteurs du Golan (Syrie), certaines parties du Sinaï occidental (y compris Charm-EI. Cheikh), ainsi que quelques rectifications de frontières dans la vallée du Jourdain et dans la partie ouest de la Cisjordanie. Les divergences portent, en réalité, uniquement sur la Cisjordanie, laquelle devra d’ailleurs être démilitarisée, tant en cas de retour à la Jordanie qu’en cas de création d’une entité palestinienne autonome. Les quatre plans sont les suivants :

1) Le plan Allon, qui porte le nom de son auteur le général Igal Allon, vice-président du conseil. C’est le programme qui a le plus de partisans et est soutenu par la plupart des ministres du parti du travail, dont M. Eban, les ministres du parti national religieux et le représentant du parti libéral-indépendant. Ce plan préconise l’annexion à Israël d’une bande de territoire d’une largeur de 10 à 15 kilomètres tout le long de la vallée du Jourdain jusqu’à la mer Morte et l’établissement de kibboutzim sur ce terrain. La Cisjordanie, après des rectifications de frontières et Jérusalem en moins, serait reliée à la Transjordanie (en cas de paix avec le royaume hachémite) par un corridor étroit près de Jéricho. Le plan Allon est présenté officieusement comme le modèle israélien de la paix. Bien que le roi Hussein l’ait repoussé, il semble que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne y voient un point de départ pour la poursuite des contacts en vue d’un règlement de la crise, car il envisage le retour à la Jordanie de grandes agglomérations palestiniennes. Le Gahal a déjà protesté contre le fait que ce plan ait été porté à la connaissance de certains diplomates étrangers, bien qu’il n’ait pas été ratifié par le gouvernement.

Le plan Allon précise que la frontière de sécurité d’Israël (à ne pas confondre avec les frontières politiques) est sur le Jourdain. Ce point du plan a été confirmé publiquement par le président du conseil M. Levi Eshkol à la tribune de la Knesseth, le 5 novembre 1968 : « Par frontière de sécurité, nous entendons la frontière qui, indépendamment de toute décision sur la frontière politique d’Israël, ne pourra être franchie par aucune force armée étrangère, jordanienne ou autre, même après la signature d’un traité de paix, et quelles que soient les frontières finales. »

Au cours des dernières semaines, le gouvernement a discuté l’aspect opérationnel de ce plan et l’accord s’est fait sur l’exécution de quelques-uns de ses points, comme l’établissement dans la vallée e du Jourdain de quelques kibboutzim de pionniers ; le projet prévoit également la création d’une ville entre Jérusalem et Jéricho.

2) Le plan Dayan envisage l’établissement de quelques points militaires le long de toute la Cisjordanie et, à côté d’eux, de colonies civiles comprenant des ateliers et des usines. Le général Dayan propose de commencer immédiatement les préparatifs (planification, construction des routes, etc.) en vue de son exécution, et si, dans les prochains mois, il s’avérait qu’il n’y a aucune chance de négociations sur la paix (le général Dayan (4) ne croit pas à de telles chances), on s’attellerait d’arrache-pied à sa mise en oeuvre.

Le général Dayan recommande aussi l’absorption des habitants des territoires occupés dans l’économie israélienne par la création d’unités économiques et administratives englobant à la fois des territoires israéliens et des territoires occupés, comme par exemple, dans une première étape, une unité groupant les régions de Beershéba, Hébron (Cisjordanie) et Jérusalem. (L’objectif est de créer des faits accomplis qui faciliteraient l’annexion totale, l’heure venue.)

3) Le plan du Mapam (deux ministres au gouvernement, huit députés à la Knesset) demande la restitution à la Jordanie de la Cisjordanie, après quelques rectifications sur sa frontière ouest et dans la vallée du Jourdain. Quant aux points de colonisation (en anglais : settlement) qui se multiplient dans les territoires occupés, le Mapam est d’avis que, conformément aux besoins primordiaux de la sécurité, il faut établir jusqu’au jour de la paix des villages de jeunes pionniers militaires dans les territoires occupés, sans pour autant créer des faits accomplis par l’établissement de colonies qui pourraient constituer un obstacle aux pourparlers de paix. Le Mapam exige aussi d’entreprendre dès maintenant une activité effective en vue de la solution du problème des réfugiés, qui se traduirait par une aide réelle pour la transformation de l’économie des territoires occupés, permettant l’absorption des réfugiés dans de nouvelles branches économiques et par un début d’implantation de villages agricoles planifiés.

4) Enfin le plan Bégin, du nom du chef du Gahal (bloc parlementaire du Hérout et du parti libéral, qui a deux ministres au gouvernement et vingt-deux députés), est simple et clair : ne jamais rendre même un seul pouce du terrain de « Eretz Israël » (la Palestine) aux Arabes, « car c’est notre patrie et nous avons tous les droits sur elle » (de même que sur la Transjordanie, bien que le Gahal ne demande pas sa « libération » par la force). Il est intéressant de noter que, dans le domaine de la colonisation, Bégin ne préconise pas la création de nouvelles agglomérations juives, mais l’établissement d’habitants juifs dans toutes les villes arabes de la Cisjordanie : Jéricho, Bethléem, Toulkarem, Jénine, Naplouse, Kalkilya, Ramallah et Hébron.

L’opposition au Parlement

Au sein du Parlement israélien, l’opposition s’est sensiblement réduite depuis la création du gouvernement d’unité nationale à la veille de la guerre de juin 1967. Sur l’ensemble des cent vingt députés, douze seulement appartiennent à l’opposition, qui se divise en cinq fractions. Si l’on prend comme critère l’attitude à l’égard de la « guerre de six jours », il en ressort que la seule opposition véritable est celle du Rakah (la « nouvelle liste communiste », trois députés), reconnu par Moscou comme le parti communiste d’Israël et composé presque uniquement d’Arabes et d’une petite minorité juive. Le Rakah est le seul parti en Israël qui condamne la « guerre de six jours » en la qualifiant d’ « agression impérialiste » et qui approuve la politique de l’U.R.S.S. au Moyen-Orient et sur d’autres questions (y compris la Tchécoslovaquie). Face à lui, il y a l’opposition du Maki (parti communiste israélien) qui s’est séparé du Rakah en 1965, composé uniquement de juifs (un seul député à la Knesseth) et reconnu par le P.C. roumain. Le Maki voit dans la guerre de juin une guerre de défense nationale, s’oppose à l’évacuation des territoires occupés sans traité de paix, mais aussi à l’annexion des territoires « qui ne sont pas primordiaux pour la sécurité de l’Etat ». Il demande d’entamer immédiatement des négociations avec les Palestiniens dans les territoires occupés en vue de la création d’une entité palestinienne. La même exigence fait partie du credo du député Uri Avnery, le seul représentant à la Knesset de sa propre fraction « Forces nouvelles ». Il s’oppose à l’annexion des territoires occupés, reconnaît les droits de la nation palestinienne arabe et est favorable à l’établissement d’une paix avec la République palestinienne, qui s’étendrait sur tous les territoires occupés de la Palestine dans les frontières du 4 juin 1967 ; Jérusalem unie serait la capitale commune d’Israël et de cette république.

Dans l’opposition se trouvent également le parti orthodoxe « Agoudat Israël », qui se manifeste uniquement à propos des questions religieuses, et un groupuscule d’extrême droite, le « centre libre » (trois députés), qui s’est séparé du Gahal avant la dernière guerre et qui rivalise avec lui dans la propagande annexionniste en accusant le gouvernement de « défaitisme ».

La polémique entre les promoteurs des divers plans et programmes tourne autour d’un problème principal : la présence de plus d’un million d’Arabes habitant les territoires occupés. De vifs débats ont lieu non seulement entre les différents partis, mais aussi en leur sein et surtout au parti du travail (cinquante-neuf députés), constitué après la fusion du Mapaï, du Rafi et d’Ahdout Haavoda en janvier 1968. Les partisans du « Grand Israël » soutiennent qu’il est possible de résoudre le « problème démographique » par une plus grande immigration juive, par l’encouragement de l’émigration des Arabes de Palestine et même par la régulation des naissances chez eux. Les anti-annexionnistes soulignent, par contre, que l’absorption d’une minorité arabe de 40 % ferait d’Israël d’abord un Etat binational et ensuite, à la fin de notre siècle (à cause du taux très élevé de natalité chez les Arabes), un pays avec une majorité arabe. Ils citent les propos tenus à plusieurs reprises par le premier ministre, d’après lesquels Israël s’oppose au retour des réfugiés arabes pour ne pas créer un état de choses semblable à celui de Chypre, où une minorité turque de 18 % cause des problèmes sans fin. Dans cette polémique, M. Pinhas Sapir, secrétaire général du parti du travail et ministre sans portefeuille, a pris une part importante, critiquant violemment les annexionnistes (5).

De la grande vague de déclarations qui submerge le pays, on retiendra enfin deux prises de positions inattendues, par des personnalités qui n’occupent aucun poste. La première est celle de M. David Ben Gourion, fondateur de l’Etat d’Israël, qui a déclaré au cours d’une réunion publique que si l’alternative existait-il rendrait aux Arabes tous les territoires occupés, à l’exception de Jérusalem, en l’échange d’une paix véritable, car le territoire d’Israël d’avant guerre suffit largement pour l’immigration pour de longues années encore (6).

La deuxième, faite à la télévision israélienne le 10 décembre 1968, est celle de l’ex-ministre de la défense, M. Pinhas Lavon, qui a suggéré un retrait unilatéral d’Israël de certaines régions peuplées de beaucoup d’Arabes, sans attendre l’accord des Arabes ni la pression des grandes puissances. Cette déclaration retentissante et sensationnelle a secoué l’opinion publique israélienne, passionnée par les grands problèmes que la guerre a laissés derrière elle.

Amnon Kapeliouk

Édition imprimée — janvier 1969

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Amnon Kapeliouk

Journaliste, Jérusalem. Auteur de la biographie Arafat l’irréductible, Fayard, Paris, 2004, et de Sabra et Chatila, enquête sur un massacre, Seuil, Paris, 1982.

(1) Davar, 13 décembre 1968.

(2) Maariv, 19 juin 1968.

(3) Davar, 29 novembre 1968.

(4) Dans une interview le général Dayan déclarait qu’ « il est peut - être possible d’arriver à des traités de paix entre nous et les pays arabes, mais les Arabes demandent pour cela un prix trop élevé et je prie le ciel que ce jour n’arrive jamais ». (Maariv, 30 avril 1968).

(5) Cf. Le Monde du 12 novembre 1968.

(6) Davar, 19 novembre 1968.