Plomb en fusion

Plomb en fusion

par Uri Avnery

Mondialisation.ca, Le 5 janvier 2009

Gush Shalom

Carte de localisation des attaques israéliennes dans la Bande de Gaza. Source: AFP.

 Photo, Gaza sous les bombes: Al-Jazeera

 

JUSTE APRÈS MINUIT, la chaîne de télévision arabe Al-Jazira diffusa un reportage sur les événements de Gaza. Soudain, la camera fut dirigée vers le haut en direction du ciel sombre. L'écran fut noir comme de la suie. On ne voyait rien mais on entendait un bruit : le bruit d'avions qui approchaient, un bourdonnement effrayant, terrifiant.

 

Il était impossible de ne pas penser aux dizaines de milliers d'enfants de Gaza qui entendaient ce bruit à ce moment-là, saisis de frayeur, paralysés de peur, attendant que les bombes tombent.

 

 

"ISRAEL DOIT se défendre contre les roquettes qui terrorisent nos villes du sud", expliquait les porte-parole israéliens. "Les Palestiniens doivent répondre au meurtre de leurs combattants à l'intérieur de la bande de Gaza", déclarait les porte-parole du Hamas.

 

En fait, le cessez le feu n'a pas été rompu, car il n'y a pas eu de réel cessez-le-feu. La principale condition d'un cessez-le-feu dans la bande de Gaza doit être l'ouverture des points de passage. Il ne peut pas y avoir de vie à Gaza sans un flux régulier de fournitures. Mais les points de passage n'étaient pas ouverts, excepté quelques heures de temps à autre. Le blocus sur terre, sur mer et dans l'air contre un million et demi d'êtres humains est un acte de guerre, autant que le largage de bombes ou le lancement de roquettes. Il paralyse la vie dans la bande de Gaza : élimination de la plupart des sources d'emploi, entraînement de centaines de milliers de personnes au bord de la famine, interruption du fonctionnement de la plupart des hôpitaux, coupures d'électricité et d'eau.

 

Ceux qui ont décidé de fermer les points de passage – sous un prétexte quelconque – savaient qu'il n'y avait pas de cessez-le-feu réel dans ces conditions.

 

C'est cela le principal. Ensuite il y eut les petites provocations qui étaient destinées à faire réagir le Hamas. Après plusieurs mois, au cours desquels à peine quelques fusées Qassam furent lancées, une unité de l'armée a été envoyée dans la bande "afin de détruire un tunnel qui s'arrêtait au mur frontalier". D'un point de vue purement militaire, il aurait été plus sensé d'installer une embuscade de notre côté de la barrière. Mais le but était de chercher un prétexte pour mettre fin au cessez-le-feu, de façon à rendre plausible le fait d'en imputer la responsabilité aux Palestiniens. Et en effet, après plusieurs petites actions de ce genre, dans lesquelles des combattants du Hamas étaient tués, le Hamas a riposté par un lancement massif de roquettes, et – résultat – le cessez-le-feu a été rompu. Tout le monde a accusé le Hamas.

 

 

QUEL ETAIT L'OBJECTIF ? Tzipi Livni l'annonça ouvertement : liquider le gouvernement Hamas à Gaza. Les Qassam n'étaient qu'un prétexte.

 

Liquider le gouvernement Hamas ? Cela fait penser à un chapitre tiré de "la Marche  de la folie". Après tout, ce n'est pas un secret que c'est le gouvernement israélien qui a favorisé l'arrivée du Hamas. Quand un jour j'ai questionné un ancien chef du Shinbet, Yaakov Peri, à ce sujet, il m'a répondu énigmatiquement : "Nous ne l'avons pas créé, mais nous n'avons pas empêché sa création."

 

Pendant des années, les autorités d'occupation ont favorisé le mouvement islamique dans les territoires occupés. Toutes les autres activités politiques étaient rigoureusement supprimées, mais leurs activités dans les mosquées étaient permises. Le calcul était simple et naïf : à l'époque, l'OLP était considérée comme l'ennemi principal, Yasser Arafat était le Satan d'alors. Le mouvement islamique prêchait contre l'OLP et Arafat, et était donc considéré comme un allié.

 

Avec le déclenchement de la première intifada en 1987, le mouvement islamique s'est appelé officiellement Hamas (initiales arabes de "Mouvement de résistance islamique") et a rejoint le combat. Même alors, le Shinbet n'a fait aucune action contre eux pendant presque un an, alors que les membres du Fatah étaient exécutés et emprisonnés en grand nombre. C'est seulement au bout d'un an que le cheikh Ahmed Yacine et ses collègues furent aussi arrêtés.

 

Depuis lors, la roue a tourné. Le Hamas est maintenant devenu le Satan du jour, et l'OLP est considérée par beaucoup de gens en Israël presque comme une branche de l'organisation sioniste. La conclusion logique pour un gouvernement israélien qui chercherait la paix aurait été de faire de très larges concessions à la direction du Fatah : fin de l'occupation, signature d'un accord de paix, fondation de l'État de Palestine, retrait sur les frontières de 1967, solution raisonnable au problème des réfugiés, libération de tous les prisonniers palestiniens. Cela aurait à coup sûr arrêté l'ascension du Hamas.

 

Mais la logique pèse peu en politique. Rien de tel ne s'est passé. Au contraire, après le meurtre d'Arafat, Ariel Sharon a déclaré que Mahmoud Abbas, qui avait pris sa place, était une "poule mouillée". Qu'Abbas n'était pas capable du moindre résultat politique ! Les négociations, sous les auspices américains, sont devenues une vraie plaisanterie. Le plus authentique dirigeant du Fatah, Marwan Barghouti, fut envoyé en prison à vie. Au lieu d'une libération massive de prisonniers, il y eut des "gestes" insignifiants et insultants.

 

Abbas fut systématiquement humilié, le Fatah ressembla à une coquille vide et le Hamas gagna une victoire retentissante aux élections palestiniennes – les élections les plus démocratiques jamais tenues dans le monde arabe. Israël boycotta le gouvernement élu. Dans la lutte interne qui s'ensuivit, le Hamas assuma le contrôle direct sur la bande de Gaza.

 

Et maintenant, à la suite de tout ceci, le gouvernement d'Israël décide de "liquider le gouvernement Hamas à Gaza" – dans le sang, le feu et des colonnes de fumée.

 

 

LE NOM OFFICIEL de la guerre est "plomb durci", deux mots tirés d'une chanson enfantine au sujet d'un jouet d'Hanoukka.

 

Il serait plus approprié de l'appeler "la guerre de l'élection"

 

Dans le passé, aussi, des actions militaires ont été lancées pendant des campagnes électorales. Menahem Begin bombarda le réacteur nucléaire irakien pendant la campagne de 1981. Quand Shimon Peres dénonça la manœuvre électorale, Begin s'indigna à son meeting suivant : "Juifs, croyez-vous que j'aurais envoyé nos valeureux garçons à la mort ou, pire, à être faits prisonniers par des animaux humains, pour gagner une élection ?" Begin gagna.

 

Peres n'est pas Begin. Quand, durant la campagne électorale de 1996, il ordonna l'invasion du Liban (opération "Raisins de la colère"), tout le monde fut convaincu qu'il l'avait fait dans un but électoral. La guerre fut un échec, Peres perdit les élections et Benayamin Netanyahou arriva au pouvoir.

 

Barak et Tzipi Livni recourent aujourd'hui au même vieux stratagème. Selon les sondages, le résultat électoral prévu de Barak est remonté de 5 sièges à la Knesset. Environ 80 morts palestiniens par siège. Mais il est difficile de marcher sur un tas de cadavres. Le succès peut s'évaporer en une minute si la guerre vient à être considérée par l'opinion israélienne comme un échec. Par exemple, si les roquettes continuent de frapper Bersheva ou si l'attaque terrestre provoque de trop lourdes pertes israéliennes.

 

Le moment fut aussi méticuleusement choisi d'un autre point de vue. L'attaque a commencé deux jours après Noël, quand les dirigeants américains et européens sont en vacances jusqu'après le Nouvel An. Le calcul du gouvernement israélien était que même si quelqu'un voulait essayer d'arrêter la guerre, personne ne quitterait ses vacances. Cela laissait plusieurs jours libres de pressions extérieures.

 

Une autre raison pour le choix du moment : ce sont les derniers jours de George Bush à la Maison blanche. On pouvait s'attendre à ce que ce débile imprégné de sang soutienne la guerre avec enthousiasme, comme cela a, en effet, été le cas. Barack Obama n'est pas encore entré en fonction et avait un prétexte tout trouvé pour garder le silence : "il n'y a qu'un Président". Le silence n'est pas de bon augure pour le mandat du Président Obama.

 

 

LA LIGNE PRINCIPALE était : ne pas répéter les erreurs de la guerre du Liban II. C'est ce qui a été sans cesse répété dans tous les programmes d'information et dans tous les débats.

 

Ceci ne change rien au fait que la guerre de Gaza est une réplique presque parfaite de la seconde guerre du Liban.

 

La conception stratégique est la même : terroriser la population civile par des attaques aériennes sans relâche, semant la mort et la destruction. Ceci ne met pas en danger les pilotes, puisque les Palestiniens n'ont pas du tout d'armes anti-aériennes. Voici le calcul du gouvernement israélien : si l'infrastructure de vie de la bande est entièrement détruite et qu'il en résulte une totale anarchie, la population se soulèvera et se débarrassera du régime du Hamas. Mahmoud Abbas reviendra à Gaza sur le toit des chars israéliens.

 

Au Liban, ce calcul n'a pas marché. La population bombardée, y compris les Chrétiens, a rallié le Hezbollah, et Hassan Nasrallah est devenu le héros du monde arabe. Quelque chose de semblable se passera probablement aussi, cette fois-ci. Les généraux sont experts dans l'utilisation des armes et dans les mouvements de troupes, mais pas dans la psychologie des masses.

 

Il y a quelque temps, j'ai écrit que le blocus de la bande de Gaza était une expérience scientifique destinée à découvrir jusqu'où il faut affamer une population et rendre sa vie infernale avant qu'elle craque. Cette expérience fut conduite avec l'aide généreuse de l'Europe et des États-Unis. Jusqu'à présent, elle n'a pas réussi. Le Hamas s'est renforcé et la portée des Qassams est plus longue. La présente guerre est une continuation de l'expérience par d'autres moyens. 

 

Il se peut que l'armée "n'ait pas d'autre alternative" que de reconquérir la bande de Gaza parce qu'il n'y a pas d'autre moyen d'arrêter les Qassam – sauf parvenir à un accord avec le Hamas, ce qui est contraire à la politique du gouvernement. Quand l'invasion terrestre démarrera, tout dépendra de la motivation et des capacités des combattants du Hamas vis-à-vis des soldats israéliens. Personne ne peut savoir ce qui arrivera.

 

 

JOUR APRÈS JOUR, nuit après nuit, la chaîne arabe Al-Jazira diffuse les images atroces : tas de corps mutilés, parents en larmes découvrant leurs proches parmi les dizaines de cadavres répandus sur le sol, une femme tirant sa petite fille de sous les décombres, médecins sans médicaments essayant de sauver la vie des blessés. (La chaîne anglaise d'Al-Jazira, contrairement à sa station-sœur en arabe, a subi une stupéfiante volte-face, ne diffusant qu'un tableau expurgé et distribuant librement la propagande du gouvernement israélien. Il serait intéressant de savoir ce qui s'est passé.)

 

Des millions de personnes voient ces terribles images, jour après jour. Ces images s'impriment dans leurs esprits pour toujours : horrible Israël, abominable Israël, Israël inhumain. Toute une génération remplie de haine. C'est un prix terrible, que nous serons obligés de payer longtemps après que les autres résultats de la guerre elle-même auront été oubliés en Israël. 

 

Mais il y a une autre chose qui est en train de s'imprimer dans les esprits de ces millions de personnes : l'image de régimes arabes passifs, corrompus, misérables.

 

Du point de vue des Arabes, un fait se détache sur tous les autres : le mur de honte.

 

Pour le million et demi d'Arabes à Gaza, qui souffrent si terriblement, la seule ouverture au monde qui ne soit pas contrôlée par Israël est la frontière avec l'Égypte. C'est seulement de là que peut arriver la nourriture pour maintenir en vie et les médicaments pour sauver les blessés. Cette frontière reste fermée au sommet de l'horreur. L'armée égyptienne a bloqué la seule voie pour l'entrée de la nourriture et des médicaments, pendant que les chirurgiens opèrent les blessés sans anesthésie.

 

A travers le monde arabe, d'un bout à l'autre, les mots d'Hassan Nasrallah se répercutent : les dirigeants d'Égypte sont complices du crime, ils collaborent avec "l'ennemi sioniste" en essayant de briser le peuple palestinien. On peut supposer qu'il ne s'agit pas seulement de Moubarak, mais aussi de tous les autres dirigeants, depuis le roi d'Arabie Saoudite jusqu'au président palestinien. En regardant les manifestations dans le monde arabe et en écoutant les slogans, on a l'impression que leurs dirigeants semblent à beaucoup d'Arabes au mieux pathétiques, au pire de misérables collaborateurs.

 

Tout ceci aura des conséquences historiques. Toute une génération de dirigeants arabes, une génération imprégnée de l'idéologie de nationalisme laïque arabe, les successeurs de Gamal Abd-el Nasser, Hafez el-Assad et Yasser Arafat, peuvent être balayés de la scène. Dans l'espace arabe, la seule alternative viable est l'idéologie du fondamentalisme islamique.

 

Cette guerre est une écriture sur le mur : Israël est en train de perdre une chance historique de faire la paix avec le nationalisme arabe laïque. Demain, il sera peut-être face à un monde arabe uniformément fondamentaliste, un Hamas multiplié par mille.

 

 

MON CHAUFFEUR DE TAXI à Tel-Aviv pensait l'autre jour à voix haute : Pourquoi ne pas appeler les fils des ministres et des membres de la Knesset à former une unité de combat pour les envoyer conduire l'attaque terrestre qui se prépare sur Gaza ?

Article en anglais, "Molten Lead", Gush Shalom, le 3 janvier 2009. 

Traduit de l'anglais pour l'AFPS : SW.

Uri Avnery est journaliste et cofondateur de Gush Shalom.  

Uri Avnery est un collaborateur régulier de Mondialisation.ca.  Articles de Uri Avnery publiés par Mondialisation.ca