L'image de l'Arabe Musulman
L'image de l'Arabe Musulman
par Edward W. Said
L'Arabe musulman est devenu une figure de la culture populaire américaine depuis la Seconde Guerre mondiale, et plus nettement encore après chacune des guerres israélo-arabes, de même que, dans le monde de l'université, le monde la politique, le monde des affaires, on fait grande attention aux Arabes. Cela symbolise le changement majeur de la configuration internationale des forces. La France et la Grande-Bretagne ne sont plus sur le devant de la scène de la politique mondiale : l'empire américain les a délogées. Toutes les parties du monde qui furent colonisés sont maintenant liées aux États-Unis par un vaste réseau d'intérêts, tout comme la prolifération de sous-spécialités universitaires sépare (et cependant met en rapport) toutes les anciennes disciplines philologiques créées en Europe, telles que l'orientalisme. Le "spécialiste en aire culturelles" (area specialist, comme on l'appelle aujourd'hui) revendique la compétence d'un expert régional, mise au service du gouvernement ou des affaires, ou de l'un et des autres.
La masse de connaissance quasi matérielle, emmagasinée dans les annales de l'orientalisme moderne européen - telle qu'elle est rapportée par Jules Mohl, par exemple, dans son registre du 19è s. -, a été fondue, puis remise en circulation sous de nouvelles formes. Toutes sortes de représentations hybrides de l'Orient habitent maintenant la culture. Le Japon, l'Inde, le Pakistan : leurs représentations ont eu, ont encore de grandes répercussions, qui ont été étudiées et discutées en tous lieux pour des raisons évidentes. L'Islam et les Arabes ont eux aussi leurs représentations propres; nous allons voir qu'elles apparaissent avec une persistance fragmentaire (et pourtant d'une forte cohérence idéologique), une persistance bien plus rarement discutée, dans laquelle l'orientalisme européen traditionnel s'est reconverti aux États-Unis.
Images populaires et représentations scientifiques
Je vais donner quelques exemples de la manière dont l'Arabe est fréquemment représenté aujourd'hui. Remarquons combien "l'Arabe" semble prêt à s'adapter aux transformations et réductions - toutes d'un espèce simplement tendancieuse - auxquelles ont le force constamment. Pour la dixième réunion de classe à l'université de Princeton, le déguisement avait été imaginé en 1967, avant la guerre de juin. Le thème choisi - il ne s'agissait que d'une évocation - était d'être un Arabe : robe, coiffure, sandales. Juste après la guerre, on s'est aperçu que le thème arabe était embarrassant et on a décide de changer le programme. Le plan original avait prévu de porter de déguisement pour la réunion, maintenant la classe devait marcher en procession, les mains sur la tête dans un geste abject de défaite. Les Arabes étaient ainsi passés d'un vague stéréotype de nomades montés sur des chameaux, à une caricature classique les montrant comme l'image même de l'incompétence et de la défaite : c'est toute la latitude qui leur était laissée.
Mais après la guerre de 1973, les Arabes ont partout paru plus menaçants. On rencontre constamment des dessins humoristiques représentant un cheikh arabe debout à côté d'une pompe à essence. Pourtant, ces Arabes sont clairement des "Sémites" : leur nez nettement crochu, leur mauvais sourire moustachu rappellent à l'évidence (à des gens qui, dans l'ensemble, ne sont pas sémites) que les "Sémites" sont à l'origine de toutes "nos" difficultés, qui, dans le cas présent, consistent dans la pénurie de pétrole. L'animosité antisémite populaire est passée en douceur du juif à l'Arabe, puisque l'image est presque la même.
Ainsi, si on fait attention à l'Arabe, c'est comme à une valeur négative. On le voit comme l'élément perturbateur de l'existence d'Israël et de l'Occident, ou, sous un autre aspect de la même chose, comme un obstacle, qui a pu être surmonté, à la création de l'État d'Israël en 1948. Dans la mesure où cet Arabe a une histoire, celle-ci fait partie de l'histoire que lui ont donnée (ou prise : la différence n'est pas grande) la tradition orientaliste et, plus tard, la tradition sioniste. La Palestine était considérée - par Lamartine et les premiers sionistes - comme un désert vide qui attendait de fleuri; les habitants qu'il pouvaient avoir n'étaient, pensait-on, que des nomades sans importance, sans véritable droit sur la terre et, par conséquent, sans réalité culturelle ou nationale.
L'Arabe est ainsi conçu à partir de maintenant comme une ombre qui suit le juif. Dans cette ombre - parce que les Arabes et les juifs sont Sémites orientaux -, on peut placer toute la méfiance traditionnelle et latente qu'un Occidental éprouve à l'égard de l'Oriental. En effet, le juif de l'Europe prénazie a bifurqué : ce que nous avons maintenant c'est un héros juif, construit à partir d'un culte reconstruit de l'orientaliste-aventurier-pionnier (Burton, Lane, Renan) et de son ombre rampante, mystérieusement redoutable, l'Arabe oriental. Isolé de tout sauf du passés qu'a créé pour lui la polémique orientaliste, l'Arabe est enchaîné à une destinée qui le fixe et le condamne à une série de réactions périodiquement châtiées par ce que Barbara Tuchman appelle, d'un nom théologique, "l'épée terrible et rapide d'Israël".
En dehors de son antisionisme, l'Arabe est un fournisseur de pétrole. C'est une autre caractéristique négative, puisque la plupart des exposés sur le pétrole arabe mettent en parallèle le boycottage de 1973-1974 (qui a principalement bénéficié aux compagnies pétrolières occidentales et à une petite élite de dirigeants arabes) avec l'absence de toute qualification morale des Arabes à posséder de si grandes réserves de pétrole. Si on la débarrasse des circonlocutions habituelles, voici la question que l'on pose le plus souvent : pourquoi des gens comme les Arabes ont-ils le droit de tenir sous leur menace le monde développé (libre, démocratique, moral) ? De ce genre de questions, on passe souvent à l'idée que les marines pourraient envahir les champs de pétrole arabes.
Le cinéma et la télévision associent l'Arabe soit à la débauche, soit à une malhonnêteté sanguinaire. Il apparait sous la forme d'un dégénéré hypersexué, assez intelligent, il est vrai, pour tramer des intrigues tortueuses, mais essentiellement sadique, traître, bas. Marchand d'esclaves, conducteur de chameaux, trafiquant, ruffian haut en couleur, voilà quelques-uns des rôles traditionnels des Arabes au cinéma. On peut voir le chef arabe (chef des maraudeurs, de pirates, d'insurgés "indigènes") grogner en direction de ses prisonniers, le héros occidental et la blonde jeune fille (l'un et l'autre pétris de santé) : "Mes hommes vont vous tuer, mais ils veulent d'abord s'amuser." En parlant, il fait une grimace suggestive : c'est cette image dégradée du cheikh de Valentino qui est en circulation. Les bandes d'actualité et les photographies de presse montrent toujours les Arabes en grand nombre : rien d'individuel, pas de caractéristique personnelle, la plupart des images représentent la rage et la misère de la masse ou des gestes irrationnels (donc désespérément excentriques). Derrière toutes ces images se cache la menace du jihâd. Conséquence : la crainte que les musulmans (ou les Arabes) ne s'emparent du monde.
Régulièrement sont publiés des livres et des articles traitant de l'Islam et des Arabes, qui ne diffèrent en rien des virulentes polémiques anti-islamiques du Moyen Age ou de la Renaissance. Sur ce seul groupe ethnique ou religieux on peut dire ou écrire pratiquement n'importe quoi, sans se heurter à la moindre objection ou à la moindre protestation. Le guide des études de l'année 1975 publié par les undergraduates de Columbia College écrite, à propos des cours d'arabe, qu'un mot sur deux de cette langue concerne la violence et que l'esprit arabe qu'elle "reflète" est toujours plein d'emphase. Dans un article récent d'Emmett Tyrell paru dans Harper's Magazine, la calomnie raciste est encore plus marquée : selon lui, les Arabes sont foncièrement des assassins, et leurs gènes portent la violence et la fraude. Une étude sur les Arabes dans les manuels américains (The Arabs in American Textbooks) révèle des erreurs étonnantes, ou plutôt des représentations d'un groupe ethnico-religieux qui font preuve de dureté et d'insensibilité. L'un des manuels affirme que "peu de gens dans cette zone arabe savent même qu'il existe un mode de vie meilleur", et se demande ensuite, de manière désarmante : "Qu'est-ce qui lie entre eux les peuple du Moyen-Orient?" La réponse, donné sans hésitation, est : "Leur lien le plus fort est l'hostilité des Arabes - leur haine - à l'égard des juifs et d'Israël." Dans un autre livre, on trouve ceci sur l'islam : "La religion musulmane, appelé islam, a commencé au 7ème siècle. Elle a été lancée par un riche homme d'affaires d'Arabie qui s'appelait Mohammed. Il se disait prophète. Il trouva des fidèles chez d'autres Arabes. Il leur dit qu'ils étaient choisis pour dominer le monde." Ce morceau de science est suivi d'un autre, tout aussi exact : "Peu après la mort de Mohammed, son enseignement fut noté dans un livre appelé le Coran. Il devint le livre saint de l'Islam."
Ces idées grossières sont soutenues, et non contredites, par les universitaires dont le travail est d'étudier le Proche-Orient arabe. (Remarquons au passant que la cérémonie dont j'ai parlé a eu lieu à Princeton, dans une université qui est fière de son département des études du Proche-Orient, fondé en 1927, le plus ancien département de ce genre aux États-Unis).
Prenons, par exemple, le rapport rédigé en 1967, à la demande du département de la Sante, de l'Éducation et de l'Assistance sociale, par Morroe Berger, professeur de sociologie et d'étude du Proche-Orient à Princeton; il présidait alors la Middle East Studies Association (MESA), association professionnelle des savants qui s'occupent de tous les aspects du Proche-Orient, "en premier lieu depuis la naissance de l'islam et du point de vue des humanités et des sciences sociale", et qui a été fondée en 1967. Il a appelé son article "Middle Eastern and North African Studies : Developments and Needs" (Études sur le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord : développements et besoins), et l'a fait paraître dans le deuxième numéro du MESA Bulletin. Après avoir considéré l'importance stratégique, économique et politique de cette région pour les Etats-Uniset approuvé les différents projets du gouvernement des États-Unis et de fondations privées pour encourager les programmes dans les universités - le National Defense Education Act de 1958 (une initiative directement inspirée par le spoutnik), l'établissement de liens entre le Social Sciences Research Council et les études sur le Moyen-Orient, etc. - , Berger arrive aux conclusions suivantes :
Le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord d'aujourd'hui ne sont pas le foyer de grandes réalisations culturelles, et il ne semble pas que cette région le devienne dans un proche avenir. L'étude de cette région et de ses langues ne récompense pas le chercheur dans la mesure où il s'intéresse à la culture moderne.
[...] Notre région n'est pas un foyer de grande puissance politique et n'a pas la possibilité de le devenir [...]. Le Moyen-Orient (c'est moins vrai pour l'Afrique du Nord)a cédé le pas, du point de vue de l'importance politique (et même du point de vue "gros titre" ou "difficultés") pour les Etats-Unis, à l'Afrique, l'Amérique latine et l'Extrême-Orient.
[...] Ainsi, le Moyen-Orient d'aujourd'hui ne présente qu'à un faible degré les traits qui semblent dignes de l'attention des savants. Cela ne diminue pas la validité des études sur cette région ni leur valeur intellectuelle, et cela n'influence pas la qualité du travail fait par les savants. Mais cela fixe des limites, que nous devrions reconnaître, aux possibilités qu'a ce domaine d'accroître le nombre de ses enseignants et de ses chercheurs.
Comme prophétie, naturellement, ce texte est lamentable; ce qui le rend encore plus mal venu, c'est que Berger avait été choisi, non seulement parce qu'il était expert sur les questions du Proche-Orient moderne, mais aussi - ce qu'indique clairement la conclusion de son rapport - parce qu'on le croyait bien placé pour prédire son avenir et la politique future à adopter à son égard. Je crois que, s'il a été incapable de voir que le Moyen-Orient a une grande signification politique et, potentiellement, une grande puissance politique, ce n'est pas par une aberration fortuite. Ses erreurs principales, dans le premier et le dernier paragraphe, descendent généalogiquement de l'histoire de l'orientalisme telle que nous l'avons exposée. Dans ce que Berger trouve à dire sur l'absence de grande réalisation culturelle, et dans ce qu'il en conclut pour l'avenir des études - à savoir que le Moyen-Orient n'est pas digne de l'attention des savants à cause de ses faiblesses intrinsèques -, nous avons un duplicata presque exact de l'opinion orientaliste canonique : les Sémites n'ont jamais crée de grande culture et, comme le disait souvent Renan, le monde sémitique est trop appauvri pour jamais attirer l'attention universelle. De surcroît, lorsque Berger formulait ces jugements consacrés par l'usage et qu'il était complètement aveugle à ce qu'il avait sous les yeux - après tout, il n'écrivait pas il y a cinquante ans, mais à un moment où les États-Unis importaient déjà près de 10% de leur pétrole du Moyen-Orient, et où leurs investissements stratégiques et économiques dans cette zone étaient énormes -, il s'assurait que sa propre position d'orientaliste était centrale. En effet, ce qu'il dit, c'est que, s'il n'existait pas des gens comme lui, le Moyen-Orient serait négligé; et que sans son rôle de médiateur et d'interprète, ce lieu ne serait pas compris, en partie parce que le peu qu'il y a à comprendre est très spécial, et en partie parce que seul l'orientaliste peut interpréter l'Orient, puisque l'Orient est radicalement incapable de s'interpréter soi-même.
Quand il écrivait cela, Berger n'était pas un orientaliste classique (il ne l'était pas et il ne l'est pas aujourd'hui), mais plutôt un sociologue professionnel; cela ne diminue pas l'ampleur de sa dette envers l'orientalisme et ses idées, entre autres l'antipathie particulièrement légitimée envers la matière de son étude, antipathie qui dégrade cette matière. Ce sentiment est si fort chez Berger qu'il lui cache les réalités qu'il a sous les yeux, et l'empêche même de se demander pourquoi, si le Moyen-Orient "n'est pas le foyer de grandes réalisations culturelles", il doit recommander à qui que ce soit de consacrer sa vie, comme il l'a fait, lui, à étudier cette culture. Les savants étudient ce qui leur plaît et ce qui les intéresse; seul, un sens exagéré du devoir culturel peut pousser un savant à étudier ce dont il n'a pas une bonne opinion. Mais c'est justement cette sorte de sens du devoir que l'orientalisme a nourri parce que, pendant des générations, la culture dans son ensemble a mis l'orientaliste sur la barricade; là, dans son travail professionnel, il affront l'Orient - sa barbarie, ses excentricités, son désordre - et le tenait en échec pour le compte de l'Occident.
Je cite Berger comme exemple de l'attitude universitaire à l'égard de l'Orient islamique, pour montrer comment une perspective savante peut encourager les caricatures que propage la culture populaire. Mais Berger représente aussi ce qui arrive le plus couramment à l'orientalisme, qui se transforme d'une discipline fondamentalement philologique et d'une appréhension vague et général de l'Orient en une science spécialisée. L'orientaliste ne début plus dans sa carrière en essayant de connaître les langues ésotériques de l'Orient; il commence par acquérir une formation en sciences sociales, puis il "applique" sa science à l'Orient, ou à un autre lieu. Voilà la contribution spécifique de l'Amérique à l'histoire de l'orientalisme, et on peut la dater, en gros, du début de l'immédiat après-guerre, quand les États-Unis se sont trouvés dans la position dominante que venaient d'évacuer la Grande-Bretagne et la France.
Avant ce moment exceptionnel, l'expérience américain de l'Orient était limitée. Des solitaires dans la culture comme Melville, s'y étaient intéressés; des cyniques, comme Mark Twain, l'avait visité et décrit; les transcendantalistes américains avaient remarqué des affinités entre la pensée indienne et la leur; quelques étudiants en théologie apprenaient les langues orientales de la Bible; des rencontres occasionnelles, diplomatiques et militaires, avaient lieu avec des pirates de Barbarie et des gens du même acabit; et naturellement il y avait des missionnaires que l'on rencontrait partout en Orient. Mais il n'y avait pas de tradition profondément sentie de l'orientalisme, et, par conséquent aux États-Unis, la connaissance de l'Orient n'est jamais passée, comme elle l'a fait en Europe, par les processus d'affinage, de quadrillage et de reconstruction qui commencent avec l'étude philologique. Bien plus, l'imagination ne s'est jamais fixée sur l'Orient, peut-être parce que la frontière américaine, celle qui comptait, l'Orient est donc devenu, non une grande question universelle, ce qu'il avait été des siècles durant pour l'Europe, mais une question administrative, une question de politique. C'est l'entrée du social scientist et de l'expert nouvelle manière; sur leurs épaules un peu plus étroites va tomber le manteau de l'orientalisme. A leur tour, comme nous allons le voir, ils vont le transformer au point qu'il est devenu difficile de le reconnaître. En tout cas, le nouvel orientaliste a repris à son compte l'hostilité culturelle de l'ancien.
Edward W.Said, L’orientalisme : l’Orient crée par l’Occident, traduit de l’américain par Catherine Malamoud, éditions du seuil, p.318-325