L'islam par l'épée : réponse historienne au polémiste Eric Zemmour
L'islam par l'épée
Hocine Kerzazi (*), le 01/10/2016
Utiliser le détestable brûlot d'Eric Zemmour pour en déconstruire les principales inepties islamophobes, telle est l’ambition de cet article. Malgré son apparence de chicane triviale, Un Quinquennat Pour Rien nous offre ici l’occasion de s’opposer frontalement à l’incompétence et à la haine de son auteur avec la valeur ajoutée de technicité dont les islamologues sérieux ont l'expertise.
Disons-le avec force : l'islam n'est pas une religion de conquête violente en expansion permanente comme se plaisent à le présenter certains polémistes. Si l'histoire de la civilisation musulmane a été marquée par l'alternance de périodes de relative détente et de moments agités, il est impérieux de toujours dissocier le niveau du contenu de ses textes fondateurs, de leurs interprétations et de leurs traductions politiques diverses et souvent sinistrement pragmatiques.
Les conquêtes musulmanes ne se résument ni à de sanglants massacres ni à l’épouvantable carnage que nous présente Zemmour. Les études historiques s’accordent à considérer que l’expansion de l’islam s’est faite sur des modes variés, contraints par les systèmes sociaux, religieux et culturels préexistants, mis en présence et historiquement marqués. L’imitation, la contrainte, le discours missionnaire ou les dialogues mystiques et rituels ont, selon les temps et les contextes, favorisé l’installation de l’islam.
L’expansion musulmane aux origines
S’il est vrai que l'expansion de la civilisation musulmane a pu connaître à travers les siècles des phases de guerre offensive[1], dans sa genèse, du vivant même du Prophète, cette option politique n'était concevable qu'en riposte. La chute de l'empire Sassanide, par exemple, ne se réduit pas - loin de là - à une affaire de mauvais voisinage avec les Arabes et leur nouvelle religion apparue au VIIe siècle. En réalité, le facteur d'expansion le plus puissant qui ait agi en faveur de l'islam a été dès les origines celui du commerce.
Il faut cependant avancer prudemment sur ce terrain pour éviter les anachronismes. A savoir que l’expansion du territoire musulman en direction de la Perse et du Moyen Orient sous administration byzantine[2] a probablement répondu à la nécessité de créer un espace tampon sans lequel la réalité géopolitique de l'Islam allait être tuée dans l’œuf. Selon les sources historiques, nous savons que deux expéditions opposant respectivement les Perses et les Byzantins ont eu lieu aux frontières de l'Arabie[3]. Elles sont typiques du type d'opération militaire lancée à titre préventif. Il s'agissait en l'occurrence de contrer deux pénétrations surprises des armées impériales sassanide et byzantine en Arabie.
Si l'on se tourne ensuite vers l'Océan indien dont les eaux baignent le littoral de la Péninsule arabique, l’archéologie et l'historiographie nous apprennent que la religion musulmane et sa culture se sont installées sur la côte orientale de l'Afrique[4] en même temps qu'elle atteignait en Afrique du Nord les confins marocains[5]. Les témoignages qui nous sont rapportés par les navigateurs portugais dans la région quelques siècles plus tard sont aussi éloquents : de l'Afrique de l'Ouest jusqu'aux Iles Moluques, les nouveaux arrivants portugais étaient le plus souvent en peine de trouver une terre sur laquelle quelques commerçants musulmans ne les avaient pas précédés.
Ancrage aux sources historiques
A cela, on ajoutera les traces historiques intéressantes qui relatent l'arrivée de l'islam à Jérusalem par exemple comme un épisode plus négocié que belliqueux. Voici par exemple les termes de la capitulation de Jérusalem tels qu’énoncés par le calife Omar en 638 :
« Au nom de Dieu, le bienfaiteur miséricordieux. Ceci est la sauvegarde accordée aux habitants de Jérusalem par le serviteur de Dieu, Umar, commandeur des croyants. Il leur octroie la sauvegarde pour leurs personnes, leurs biens, leurs églises, leurs croix – que celles-ci soient en bon ou mauvais état – et leur culte en général. Leurs églises ne seront ni affectées à l’habitation, ni détruites ; elles et leurs dépendances ne subiront aucun dommage et il en sera de même de leurs croix et de leurs biens. Aucune contrainte ne sera exercée contre eux en matière de religion et l’on ne nuira à personne d’entre eux »[6].
Le calife Omar ibn al-Khattab (638)
Un autre cas délicat à comprendre est celui de l’Égypte alors sous gouvernance byzantine par délégation. Il semblerait d'après le regard que les musulmans portent sur leur propre histoire que leur intervention dans la région ait répondu à un appel populaire. A ce sujet, l’islamologue Roger Arnaldez évoque :
« la haine que le pouvoir byzantin inspirait à de nombreuses communautés chrétiennes »[7].
A ce propos, Claude Cahen, islamologue français internationalement reconnu introduit un article intitulé Note sur l'accueil des chrétiens d'Orient à l'Islam,en ces termes :
« Tout le monde sait que la conquête arabe a été grandement favorisée par l'hostilité de la majorité des chrétiens d'Orient à l'Église « romaine » de Constantinople. Dès lors que le régime musulman, moyennant l'acquittement d'obligations matérielles qui n'étaient pas supérieures à celles dont les avaient chargés les gouvernements précédents, leur garantissait à tous également la liberté de la foi et du culte, il leur apparaissait normalement préférable aux tracasseries matérielles et spirituelles des Basileis et de leurs patriarches. »[8]
Les musulmans préservaient les églises et protéger les communautés juives et chrétiennes ainsi que leur lieux de culte en vertu du pacte de protection[9] qui s’appliquait alors. En outre, selon l’historien Philippe Sénac, la prise d’Alexandrie en 641 se conclut pacifiquement :
« Les conquérants (musulmans) s’engagèrent à respecter les églises et promirent de ne pas s’immiscer dans les affaires des chrétiens. Les Juifs conservèrent le droit de résider à Alexandrie et le tribut de la ville fut fixé à 22 000 pièces d’or »[10].
A ce moment précis de l’histoire, on compte déjà des conversions massives à l’islam que Bernard Flusin, professeur à la Sorbonne et directeur d’études à l’EPHE, décrit ainsi :
« Le petit nombre des martyrs attestés est l’indice que les Arabes, en général, ne se sont guère souciés de convertir les populations qu’ils s’étaient soumises, et que les Églises n’ont guère eu l’occasion de promouvoir l’idéal du martyre pour encourager les chrétiens à conserver leur foi. Les conversions pourtant, dès l’époque de la conquête, ne sont pas rares, et Jean de Nikiou témoigne que « beaucoup d’Égyptiens [...] renièrent la sainte foi orthodoxe et le baptême qui donne la vie pour embrasser la foi des musulmans. » Ce n’est qu’à la fin du siècle que le phénomène prend des proportions alarmantes et suscite la réaction du clergé chrétien »[11].
Quoiqu'il en soit, il demeure une trace de cet épisode : l’Égypte a été longtemps considérée comme une terre indéfinissable dans les catégories administratives existantes car on ne pouvait trancher si elle avait été conquise ou simplement ouverte aux nouveaux arrivants.
A ce sujet, Michel Orcel nous rappelle une correspondance datant de 650 écrite par le Patriarche de l’Église d’Orient Ishoyahb III :
« Quant aux Arabes, à qui Dieu a donné en ces temps de gouverner le monde, vous savez bien comment ils agissent envers nous : non seulement ils ne s’opposent pas au christianisme, mais ils fontl’éloge de notre foi,honorent les prêtres et les saints de notre Seigneur et apportent leur aide aux églises et aux monastères »[12].
Ce n’est qu’à la fin du Au VIII ème siècle, que l’Église s’inquiète de ce mouvement massif de conversions des chrétiens. A cette époque, un chroniqueur syriaque témoigne :
« Les portes de l’islam se sont ouvertes à eux (aux chrétiens) … Sans coups ni tortures, ils ont glissé dans l’apostasie dans la précipitation ; sans aucune sorte de contraintes, ils ont formé des groupes (…) pour descendre à Harrân et devenir musulmans en présence des autorités… »
Tous ces témoignages permettent ainsi de bien saisir le décor contextuel où se sont produits ces évènements, en particulier le climat de rivalité oppressante qui opposait les communautés chrétiennes d'Orient à l’Église byzantine.
La conquête : un fait d’armes plutôt qu’une modalité religieuse
L'islam a ainsi étendu son mode de vie et de croyance en des régions qu'il avait pénétré de manières toujours multiples : voyages commerciaux, mariages, contacts divers dont les débats d'idées, et enfin éventuellement sous la forme alternative de l’affrontement armé. On ne peut honnêtement trouver dans ces premiers siècles de l’histoire musulmane de projet stratégique d'expansion tel que les ont pour penser Genghis Khan et Napoléon quand ils se sont lancés l'un vers l'Asie et l'autre vers les plaines fertiles de la Russie.
Si l'on n'interrogeait que la théorie des choses et leur réalité juridique, il est important de rappeler qu'à cette époque-là[13], il n'existe pas encore de droit canonique musulman en général et surtout pas en ce qui concerne l'utilisation précise et raffinée de l'état de paix ou de guerre dans leur relation à l'Etat ou à l'éthique par exemple. A cette époque, nous sommes encore dans une situation où les évènements naissent par un faisceau de décisions individuelles du pouvoir ou d'individualités sans plus. Pour comparaison, rappelons-nous, dans notre propre histoire, cette inscription que l'on trouvait gravée sur les canons français à l'époque royale :
« La force est le dernier argument du roi »[14].
On sait combien triviales et banales pouvaient être les causes de la guerre dans l'histoire de nos régions.
En somme, la question du Djihad comme une guerre d'expansion est loin d'être un concept fondateur et de définition claire. Il est en revanche très probable que les faits d'arme de cette époque aient été perçus comme une pratique ordinaire de la politique des grands de ce monde, d'empires contre empires, que l'on activait d'une manière quasi-saisonnière en lançant ses troupes à partir de garnison de frontières sur les territoires voisins comme cela s'est fait dans tous les espaces de l'histoire de l'humanité.
SOURCE : http://oumma.com/223717/l-islam-l-epee
(*) Hocine Kerzazi est doctorant en histoire contemporaine. Sa thèse porte sur le discours religieux dans les manuels d'enseignement d'arabe pour francophones.
[1] Par exemple, la conquête de l'Inde à l'époque Ghaznévide.
[2] C’est ce qu'on appelle le Levant ou le Limes de l'ancien empire romain.
[3] Oman, Ch. The Dark Ages 476–918, 1893, p. 155 ; Foss, C. The Persians in Asia Minor at the End of Antiquity, 1975, p. 722.
[4] Vestiges de mosquées au Mozambique et en Tanzanie.
[5] Levathes, L. Les navigateurs de l'Empire céleste, 1995.
[6] Sénac, P. Le monde musulman, p. 39.
[7] http://www.asmp.fr/travaux/communications/1994/arnaldez.htm
[8] Cahen Claude. Note sur l'accueil des chrétiens d'Orient à l'Islam. In: Revue de l'histoire des religions, tome 166, n°1, 1964. pp. 51-58.
[9] Dhimma.
[10] Sénac, P. Le monde musulman, p. 41.
[11] Flusin, B. Punition divine ou vrai prophète ? Les chrétiens s'interrogent. p. 42-49
[12] Orcel, M. De la Dignité de l'islam, p. 22.
[13] Celle des Ommeyyades et début Abbasside : VIIe-VIIIe siècle.
[14] Du latin ultima ratio regum. Cette locution signifie qu’il ne reste plus aucune solution raisonnable après avoir épuisé tous les recours pacifiques et diplomatiques. On peut alors se résigner à utiliser la force pour imposer ses vues. Biard, M. La plume et le sabre. P. 327